Du belge
Quand j’ai eu douze ans, mes parents m’ont inscrite dans une école de riches. J’y suis restée deux années. C’est là que j’ai rencontré Ariane.
Il ne me reste rien d’elle, ou presque. Trois lettres froissées, aucune image. Elle est morte juste avant l’émergence des réseaux sociaux. Aucun résultat ne s’affiche lorsqu’on tape son nom sur Google.
Ariane a vécu vingt ans et elle n’apparaît nulle part. Ma mémoire se purge peu à peu de tous les souvenirs qui la concernent. Quand j’ai voulu en parler, l’autre jour, rien ne m’est venu.
J’avais souhaité sa mort et je l’avais accueillie avec soulagement. Elle ne m’avait pas bouleversée, pas torturée, elle ne revient pas me hanter. C’est fini. C’est tout.
Je faisais souvent ce rêve étrange et ragaillardissant : mes parents m’annonçaient que j’avais été adoptée. Et soudain, tout prenait sens : l’abîme entre leur tête et la mienne, le décalage entre l’incubateur malgracieux qui m’avait vue grandir et ma belle âme raffinée, nos empoignades dantesques…
Dans cette thèse, tout se tenait.
Malheureusement, elle était infirmée par les principaux intéressés qui prétendaient que je ressemblais au paternel si on regardait bien. Voilà qui achevait de me démoraliser tant je trouvais mon père affreux avec son nez plein de couperose et son menton fuyant.
Je souhaitais que la note discordante que je jouais dans la symphonie familiale soit sanctifiée par un certificat, un label, une estampille qui dirait que je n’étais pas née de la chair de ces deux êtres ternes et ennuyeux.
Ma légende personnelle avait en outre besoin d’être rempaillée par un vrai drame, une tragédie qui pourrait être revendiquée publiquement, susciter le respect, la compassion voire l’admiration de mes semblables. Je jalousais mes camarades de classe orphelins ou battus que je voyais nimbés d’une grâce mystérieuse, auréolés d’une douleur que personne ne s’aviserait de contester.
Seulement moi, j’étais tristement banale. Enfant délavée, sans la plus minuscule catastrophe à valoriser.
J’ai été élevée dans une ascèse qui aurait pu être qualifiée de luthérienne si mes parents n’avaient été de fervents catholiques. Par conviction pour mon père, qui allait s’engager pour le séminaire au moment où il rencontra ma mère, et par obligation pour cette dernière, que la religion avait à vrai dire toujours emmerdée mais dont elle ne questionnait pas le bien-fondé des prescrits. Elle était catholique parce que c’était ce qu’on était à son époque, dans un milieu qui ne tolérait aucune excentricité. Là-bas, mettre une veste en cuir témoignait déjà d’un douteux processus de marginalisation : ma mère portait des cols Claudine.
Mes parents s’enorgueillissaient de ne pas avoir été soixante-huitards, de n’avoir jamais pris part à une quelconque manifestation, rejoint d’élan contestataire ou défendu la moindre cause. Il fallait que leur vie inflige le moins possible d’externalités négatives à celle des autres (en particulier les tenants des règlements). La police avait toujours raison, les professeurs aussi, de même que le gouvernement. Il fallait être normal, conforme, semblable, se calquer sur ce qui avait toujours été. Le concept de libre arbitre était étranger à mes parents, de l’ordre de la fiction voire de la science-fiction, leur existence semblant avoir été paramétrée depuis le début par un programmateur informatique à lunettes. Ils suivaient scrupuleusement le menu inscrit sur la disquette.
À la fin des années soixante-dix, ils se marièrent, achetèrent une maison, se mirent en ménage, eurent des enfants, et se prirent ensuite à espérer que ceux-ci deviennent aussi conventionnels qu’eux, car enfin les conventions n’existaient pas pour rien.
Ma mère était une grande femme sèche comme une merluche, noueuse comme un saule, née fâchée, comme en attestait la ride profonde entre ses sourcils. Mon père, de son côté, rasait les murs tel un moine capucin et ne parlait pour ainsi dire jamais, sauf pour donner l’heure à ma mère qui persistait à ne pas porter de montre pour entretenir sa dépendance à son époux.
À la maison, nous vivions à moitié dans le noir car c’était ainsi que l’intimait notre culture domestique, tenant d’une certaine esthétique de la prostration et parce que l’électricité coûtait cher.
Ma sœur et moi ne manquions de rien, sauf du superflu. Tout ce qui était de l’ordre du plaisir était considéré par mes parents avec un dédain teinté d’écœurement : les friandises et les loisirs étaient sinon prohibés du moins rationnés, tandis que les besoins primaires devaient se satisfaire sans goinfrerie. Même nos mictions étaient soumises à un contingentement raisonnable : inutile de pleurnicher en promenade pour vidanger notre vessie derrière un buisson, non, c’était non. Qu’est-ce que c’était ces simagrées que de devoir tout le temps faire pipi, étais-je malade des reins ? Non bien sûr, alors j’allais attendre et apprendre, parce que la vie c’était ça, prendre sur soi.
Nous ne partions jamais en vacances, hormis dans la masure de mes grands-parents paternels située dans les Cantons de l’Est, une maison sans électricité ni salle de bains, croulant sous les bondieuseries, dans un patelin qui puait le crottin et que nous avions en horreur.
Nous n’allions jamais au restaurant (une habitude de nouveaux riches, affirmait papa).
Nous ne recevions pas de cadeau à Noël (le père Noël, c’était pour les Français, prétendait maman). Nous menions une vie d’un autre temps, celui des privations.
Nous n’étions pas pauvres, non. Mais nous ne dépensions rien.
Mon père était expert-comptable et ma mère, après une formation en sténodactylo dont elle n’avait jamais valorisé le diplôme, s’occupait de nous. Ils avaient volontairement opté l’un et l’autre pour une carrière sans la moindre opportunité d’évolution, la sécurité prévalant sur l’ambition.
Le mot « retraite » était évoqué à la maison comme un heureux horizon. À un âge où vingt francs belges représentaient cent grammes de bonbons, ma sœur et moi étions fréquemment rappelées à notre devoir : économiser pour notre future allocation.
Étrangement, mes parents se prenaient pour des bourgeois. Ma mère surtout. Elle aimait ce mot qui sonnait pour moi comme un juron. Elle le faisait rouler en bouche, jouissait de chaque nuance de ses deux syllabes et de son « r » gras en charnière. Elle répétait souvent avec une gourmandise satisfaite : « Nous sommes des bourgeois. »
Ça me faisait le même effet que si elle avait dit : « Nous sommes des nazis. » Je ne comprenais pas où se nichait la qualité de la bourgeoisie. Les livres que je lisais expliquaient que les pauvres étaient des gens bien et les riches des salauds, et en plus nous n’étions même pas riches, alors pourquoi jouer à faire semblant que nous étions des connards : tout cela était à mon sens une parfaite aberration.
Des origines portugaises de maman, nous ne savions rien. Elle répugnait à parler sa langue maternelle, qu’elle prétendait avoir perdue. Son père avait été fleuriste, mais elle préférait le décrire comme « indépendant » (elle détestait qu’on le dise « commerçant » et, de manière générale, elle détestait les commerçants). Papa, lui, était fils de postier et avait conservé de ses souvenirs d’enfance une certaine affection pour le vélo. Il se cachait pour écouter le Tour de France à la radio parce que ma mère trouvait cette passion trop prolo. Elle l’avait inscrit au golf mais, myope, il n’était jamais parvenu qu’à se rendre ridicule. Maman, qui se sentait amputée d’un prestige dont le membre fantôme la grattait, pensait qu’à force de déguisements, d’imitations et d’opportunisme relationnel, elle donnerait à notre nom de famille le lustre qui aurait dû lui revenir.
Myriam Leroy.
Ariane.
Don Quichotte, 2018.