Extraits philosophiques

Salade verte

UNE GICLÉE DE ROUGE SANG est projetée sur le sable de l’arène, comme un dripping sur une œuvre de Jackson Pollock. Au milieu de ce tableau vivant, un taureau, écrasante masse noire opaque, se détache impitoyablement sur le sable. La tauromachie élève sa discipline au rang d’art et la foule agglutinée, le regard avide, boit jusqu’à la lie la coupe de sa fascination morbide…
Le monstre gratte le sable brûlant. Son sabot griffe le sol, tel la fourche d’un mauvais diable, sa puissance mâle incarnant, malgré elle, le Mal en puissance… Face à lui, un homme en habit de lumière, totalement absous de ses parts d’ombre par un public conquis d’avance. Duel des ego. Orgueil mâle piqué au vif par les banderilles. Naseaux et narines frémissent d’un même désir de vaincre. Le toréador anime alors d’un geste leste le drapeau rouge, comme un fulgurant trait de pinceau provocateur. Le manège s’accélère soudain.
La bête bondit à une vitesse ahurissante et tout se met à tourner. La vision des corps, dans ce mouvement anarchique, se déstructure, donnant à la scène un faux air du Guernica de Picasso. Stupeur ! Le toréador roule dans la poussière pour esquiver l’attaque. Le taureau achève son tour de la piste, puis revient à la charge et bondit, révélant deux magistrales gonades ballottées, tribut ou fardeau de virilité… Un hurlement sort de la bouche du toréador, se mêlant au râle glauque de la bête. La bouche béante devient de plus en plus grande, jusqu’à devenir un terrifiant trou noir, prêt à tout aspirer dans son néant mortel.
Romane s’éveilla en sursaut. Des perles de sueur suintaient sur son front. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait ce rêve.
C’est le trac, se dit-elle en étirant ses membres douloureux. Le cauchemar revenait avant chaque importante conférence publique à donner. L’insupportable sonnerie de son téléphone portable se remit à strider. La jeune femme grogna avant de glisser son doigt nerveux sur la paroi lisse de l’écran pour mettre un terme à ce supplice sonore.
14 h 30. Les minutes ne faisaient jamais de quartier en pareil cas et s’égrenaient impitoyablement. Pas de temps à perdre. Romane bondit hors de son lit et chassa d’une main preste les signes de sieste sur son visage. Elle noua rapidement ses longs cheveux bouclés bruns en un chignon sauvage dans lequel elle planta le premier crayon venu en guise de peigne. Son négligé tomba à ses pieds sans résistance tandis qu’elle pénétrait dans la cabine de douche. Le pommeau eut tout loisir d’observer les courbes franches de ce joli corps vallonné de trentenaire sportive et ses chromes auraient probablement rougi s’il avait eu forme humaine.
Puis Romane se sarcophagea dans une immense serviette et frotta le miroir d’un poing pressé pour dessiner un trou dans la buée.
Je suis ravie de venir vous parler aujourd’hui d’un thème qui m’est cher et qui nous concerne tous : la burnerie dans notre vie de tous les jours !
La burnerie… C’est le nom qu’elle avait trouvé pour nommer l’ensemble des comportements plus ou moins nuisibles auxquels presque tout le monde était confronté dans son quotidien, au bureau, à la maison ou partout ailleurs : un automobiliste ou un client passant injustement ses nerfs sur vous, un supérieur hiérarchique vous critiquant publiquement, un conjoint manquant du tact le plus élémentaire… Les exemples de burnerie pouvaient varier à l’infini !
Parmi les caractéristiques fréquentes, on retrouvait à des degrés variés chez les sujets à burnerie : une certaine inflation de l’ego (et la part d’égocentrisme qui va avec…), un instinct de domination et un sentiment de supériorité plus ou moins exacerbés, ainsi qu’un penchant naturel pour les jeux de pouvoir ou les rapports de force. Quand elle parlait de burnerie, Romane évoquait aussi souvent les malheureux « petits attentats à la sensibilité » trop souvent perpétrés (manque de tact, manque d’écoute, mesquineries diverses), la regrettable propension à l’agressivité facile ou gratuite, sans oublier la mauvaise foi en toute bonne foi, si tristement répandue. Fréquente également, la tendance au jugement facile et aux critiques « en trois i » : injustes, injustifiées, inappropriées, ou parfois l’irrépressible besoin de mettre des pressions inutiles ou d’avoir raison plus que de raison… Bref, la burnerie pouvait se loger à tous les étages.
Romane avait su très tôt qu’elle tenait là sa vocation : réduire le taux de burnerie partout où elle le pourrait ! En cela, sa mission apparaissait triple : aider les gens à affronter les comportements burnés dont ils pouvaient faire les frais, éveiller les consciences pour amener chacun à réfléchir à ses propres penchants burnés et enfin, accompagner le changement des personnes qui le souhaitaient en leur apprenant à déburner efficacement leurs comportements ; une sorte de relooking intégral de posture et de mentalité. L’idée ? Gommer leurs travers burnés polluants ou nuisibles pour l’entourage et développer une façon d’être plus juste et harmonieuse.
Aujourd’hui, elle espérait beaucoup de la conférence qu’elle allait donner pour promouvoir son action. La presse serait là. Les retombées pouvaient être importantes pour son entreprise, Sup’ de Burnes.
Devant le miroir, Romane répétait son texte pour se rassurer tout en se maquillant pour la circonstance. Elle n’aimait pas le clinquant, aussi avait-elle appris auprès d’une professionnelle à mettre son visage en lumière sans abuser d’artifices trop voyants… Elle tenait ses yeux couleur vert d’eau de son père aux origines lituaniennes. Sa mère, quant à elle, lui avait transmis toute la grâce de sa lignée vénitienne. Ce choc des cultures avait marqué la personnalité de Romane d’une irrémédiable dualité. Elle pouvait être aussi expansive que réservée, aussi sauvage que sociable, aussi douce qu’implacable. Il n’était pas à la portée du premier venu de composer avec ces contradictions. Peter Gardener en avait fait les frais et leur mariage s’était soldé par un échec en moins de deux ans. Romane n’avait gardé de cette expérience maritale que le nom de famille, et avait depuis lors laissé sa vie sentimentale en friche, préférant se consacrer corps et âme au développement de son entreprise.
15 heures. Tandis qu’elle s’habillait, Romane réalisa qu’elle avait faim. Elle ouvrit le frigo : le désert de Gobi. Elle détestait ça, mais elle allait devoir se rabattre sur le fast-food au coin de sa rue… Ventre creux n’a pas d’états d’âme.

Le jour où les lions mangeront de la salade verte.
Raphaëlle Giordano.
Eyrolles, 2017.

 

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