Homo globalis
La révolution financière des années Reagan Thatcher n’a pas seulement bouleversé les règles de l’économie classique en déconnectant le travail du capital; elle a généré une anthropologie nouvelle dont nous constatons les effets sur nos existences depuis trente ans. En premier lieu elle a remplacé le souci de la vie bonne, chère aux Anciens, ou de la vie juste, propre au christianisme, par l’obsession de la richesse et de la célébrité. Carlo Strenger l’explique avec éloquence : voilà que s’est installée à côté de Wall Street et de la City la « Bourse globale du Moi », laquelle décide de la renommée ou de l’obscurité de chacun, de qui mérite d’être hissé sur le podium de la gloire, de qui n’y accédera jamais. Notre cote ne cesse d’osciller au gré des jugements arbitraires d’autrui. Le fameux quart d’heure warholien qui permet à chacun d’entre nous d’être visible au moins quinze minutes, une fois dans SA vie, est d’ailleurs contemporain, et ce n’est pas un hasard, de la marchandisation intégrale de l’art, promue par le célèbre peintre new-yorkais. Ce nouveau forum de la notoriété n’est rendu possible que par la coopération des médias et des marques qui forgent les héros du jour et les proposent à l’admiration des masses. La caméra produit, en direct et pour des millions d’hommes, la transfiguration d’un individu quelconque en demi-dieu. On voudrait le toucher comme on touche les reliques des saints, alors que la célébrité n’est qu’une tautologie: on est célèbre parce que l’opinion a décidé qu’on était célèbre.
Ce culte des stars fortunées, adulées s’accompagne d’une « spiritualité pop », joyeux salmigondis de kabbale, d’hindouisme, de bouddhisme, de chamanisme qui doit fournir aux personnalités stressées le supplément d’âme qui équilibre leur ambition. Cupidité et méditation, tel pourrait être le nouveau credo d’Homo globalis, qui voudrait être Siddharta et Bill Gates à la fois, mêler sans vergogne le Dalaï-Lama et les plans de carrière, le Yi King et la spéculation monétaire, les doctrines de l’abolition du moi avec la promotion d’un ego surdopé au narcissisme. Les entrepreneurs religieux pullulent, eux-mêmes accédant à la fortune de leurs clients en leur revendant un digest de théologie prête à l’emploi. La nouvelle classe mondiale des nantis s’empare des sagesses antérieures pour justifier sa domination et lui donner une aura de quasi-sacralité. Elle-même se divise entre riches et super riches et n’a plus rien à voir avec l’ancienne bourgeoisie, laquelle était encore soucieuse de transmission et de respectabilité ; elle n’est mue que par « l’appât continuel des réussites médiatisées », engagée dans une consommation ostentatoire. Mieux encore, les multinationales se sont découvert récemment une vocation de philosophes collectifs: les nouveaux slogans nietzschéens, spinozistes, socratiques sont désormais véhiculés par des marchands de chaussures, de jeans, de tablettes qui n’offrent pas seulement de vulgaires produits matériels mais tout un état d’esprit : « Pensez différent », « Deviens ce que tu es », « Just do it », « Sortez du lot ». Toutes les révoltes des siècles précédents sont recyclées par les entreprises pour être mises au service de leur stratégie. Ces mots d’ordre n’ont qu’un but: persuader l’acheteur qu’en enfilant un pantalon, une paire de baskets, il accédera lui aussi à l’univers glorieux des héros qu’il vénère. Bref, la marque prétend nous apporter ni plus ni moins que le salut laïc. Cette transmutation instantanée repose sur l’illusion, souvent dénoncée, d’un moi sans limites qui n’aurait pas encore exploité ses immenses potentialités. Nous serions des gisements d’intelligence, de force, de lucidité, entravés dans notre essor alors que seul le ciel pourrait borner nos désirs, voilà ce que nous disent la publicité et le marketing. Cette invitation au dépassement de soi, qui caricature les exhortations des grands penseurs et des grandes religions, précipite les individus dans le doute et l’insatisfaction permanente : suis-je vraiment arrivé au sommet, et ma vie n’est-elle pas dépourvue de sens? Chacun évalue avec anxiété sa place dans ce vaste terrain de jeu mondial. Le problème étant que les critères de réussite ont disparu, hormis l’exposition permanente dans les médias, qui ne prouve rien.
Cet empressement à apparaître pour être, Carlo Strenger l’appelle le «royaume de l’insignifiance ». C’est lui qui éloigne de nos cultures occidentales tant de sociétés étrangères tentées par nos libertés mais horrifiées par notre vide spectaculaire : consumérisme et productivisme ne peuvent à eux seuls imprimer une direction à l’humanité entière. Le désert spirituel triomphe dans l’abondance et la pacotille. À la rumination morose du hamster qui travaille pour mieux dépenser et retravailler ensuite, Carlo Strenger oppose une double voie: contre le romantisme qui fait de l’homme l’auteur de sa vie, le maître de son destin et de ses passions, il suggère de définir la liberté comme « une acceptation active de soi-même ». Se connaître, comme chez les Anciens, c’est d’abord reconnaître ses faiblesses, éventuellement pour les dépasser. « Accepter ce que nous sommes permet de devenir ce que nous pouvons être. » Ensuite, au grand récit néolibéral qui place l’économie au centre des affaires humaines, Strenger préfère un retour raisonné aux Lumières dépouillées des illusions de toute-puissance qui ont gagné ensuite l’humanité européenne du XIXe siècle. Le double pouvoir de la raison et de l’éducation devrait nous interdire de nous replier sur nos identités juives, noires, chrétiennes, musulmanes, homosexuelles et d’ériger ces cultures en absolus intangibles.
Nous nous réveillons d’un double mirage: vouloir croire que l’histoire est finie et que la solution aux maux de l’humanité a été trouvée. Chacun n’aurait plus qu’un objectif: s’accomplir au mieux de ses capacités. Nous sommes orphelins du grand récit postérieur à la chute du Mur, dernière idéologie qui se fracasse dans la crise généralisée. Carlo Strenger écrit et vit en Israël, dans l’œil du cyclone, au cœur d’une région où les pires fanatismes cohabitent avec les plus hautes et plus anciennes civilisations. Il est l’homme du carrefour et de la conciliation des contraires. Armé d’une érudition impressionnante due à sa double fonction de psychologue et de philosophe, il esquisse ici le bréviaire de l’honnête homme global du XXIe siècle: l’être de la conviction tolérante. N’éprouvant que dédain apitoyé pour les extrémistes de son propre camp, il admet le caractère partiel des vérités qu’il défend mais ne renonce pas à l’exercice de la raison et à l’idéal de la liberté. Prométhée est peut-être fatigué, il continue à défendre ses valeurs: les errements du néolibéralisme qui ont mis l’économie à genoux ne doivent pas pour autant effacer les grands enseignements du libéralisme. Allan Greenspan ne nous fait pas oublier John Stuart Mill. Strenger reste en tout point courtois mais déterminé. Et dans les ténèbres où nous errons, dans cette sorte de « lumbago existentiel» qui frappe l’individu occidental, il maintient, telle une petite flamme, l’exigence insatiable du sens, confisqué par les fous de Dieu d’un côté, les croisés de l’épanouissement obligatoire de l’autre.
Pascal Bruckner.
La peur de l’insignifiance nous rend fous.
Carlo Strenger.
Pocket, 2016.