Bouche cousue
Bouche cousue, poison mortel
IL ÉTAIT UNE FOIS une fille de riche, belle, avenante, désirée des jeunes gens à marier. En vérité, nul ne voyait le couteau que cachait son cœur. Elle eut un époux, il mourut. Un deuxième, même misère. Un autre encore, il résista. Qu’avait-elle fait aux premiers? Rien de nocif, apparemment. Elle avait dit à chacun d’eux:
– Je suis parfois d’humeur revêche. Je peux pour un rien m’emporter, j’en suis capable, je le sais. Garde pour toi nos fâcheries. Hors les murs de cette maison, n’en parle jamais à personne. Promets-moi cela, rien de plus.
Ils avaient promis de bon cœur. L’exigence était si touchante!
– Pudeur de femme, avait dit l’un. Et l’autre:
– Amie, sois rassurée, ton désir est aussi le mien.
Première nuit, lumière éteinte, l’amour s’en vient et fait son nid. Mais au matin, qui se réveille? Il arrive qu’on soit surpris. Revêche, l’épouse nouvelle? Agaçante parfois? Oh non! Infréquentable, venimeuse, hurlant de l’aube au soir tombé contre l’époux, contre le monde, sans cesse à ruminer son fiel, empuantissant la maison de méchancetés ricanantes, voilà la sinistre mégère que les malheureux imprudents avaient dû souffrir, le dos rond, d’un jour désespérant à l’autre. Le pire était qu’ils n’avaient pu confier leur peine à personne. Tous les deux en étaient tombés en mortelle mélancolie.
Vint le troisième. Il survécut. Il fit le serment exigé, mais des insultes, des colères, des criailleries de sa femme il ne garda rien, pas un mot.
Comment fit-il ? Le soir venu, il s’asseyait dans son jardin devant toujours la même pierre et lui racontait ses malheurs. Le temps passa. La « treize-langues» (c’est ainsi qu’on nomme chez nous les impitoyables bavardes) en vint à ne plus supporter le silence de son époux. Elle en fit une maladie dont elle guérit au cimetière. De ce jour, enfin, elle se tut.
L’homme hérita de tous ses biens et vécut enfin sans souci. Un soir, par amitié sans doute, il rendit visite au caillou qui l’avait si longtemps aidé à endurer l’insupportable. Ille prit dans sa main et resta bouche bée. Il était carié comme une vieille dent et farci de mauvais insectes. Tous les chagrins, tous les poisons, toutes les plaintes confiées étaient là, grouillantes, enfermées. « Si ton âme est en peine, parle, même une pierre t’entendra », disent les vieux qui savent tout. Voilà une bonne parole. Celle-là, garde-la pour toi.
Henri Gougaud.
Le livre des chemins.