Extraits littéraires,  Extraits philosophiques

Tant mieux

– Debout là-dedans !
C’était la formule magique de sa mère, mais c’était la voix de sa grand-mère. Adrienne, quatre ans, décida de ne pas se réveiller. Pourquoi aurait-elle obéi à cette horrible vieille femme, alors qu’elle aimait tant dormir ?
– Debout là-dedans ! répéta la mal nommée Bonne-maman.
Devant l’inertie de la petite fille, l’aïeule arracha d’une main la couette et de l’autre le corps de l’enfant, qu’elle traîna jusqu’à la salle à manger.
Elle la jeta sur une chaise, face à sa place à table, où l’attendaient un bol de café au lait et une assiette de harengs au vinaigre.
– C’est ton petit-déjeuner.
– Je n’ai pas faim, dit Adrienne.
– Cela m’est égal. Ta mère t’a confiée à moi, tu avales ça.
– Je n’aime pas ça.
– On ne te demande pas d’apprécier. C’est la guerre, tu peux t’estimer heureuse d’avoir de la nourriture.
La petite fille prit une bouchée de hareng au vinaigre. C’était infect. Il y en avait encore deux à manger. Elle évalua la possibilité de les avaler sans mâcher. Avec une gorgée de café au lait, cela lui parut jouable. Elle enfourna les deux poissons, ingurgita du breuvage et puis évacua le tout d’un coup de glotte.
C’était sans compter le goût du café au lait qui, mêlé aux harengs au vinaigre, devint exactement celui du résultat immédiat de l’opération : du vomi.
– Sale gosse ! cria Bonne-maman. Encore heureux que tu as rendu dans l’assiette ! Ce sera plus facile à remanger.
– On ne remange pas du vomi, déclara Adrienne, très au courant des usages.
– Chez moi, on obéit. J’interdis ce gaspillage.
L’enfant resta perplexe quelques instants.
– Tu veux une taloche ? interrogea la vieille.
La petite, incrédule, avala le contenu de l’assiette. Ce qui devait arriver arriva : cela ressortit aussitôt.
– Inutile de jouer la comédie, commenta la grand-mère. Tu ne quitteras pas la table aussi longtemps que tu n’auras pas tout gardé.
Adrienne regarda le monstre et sut qu’il éprouvait du plaisir à la faire souffrir de cette manière. Elle était dans une situation aussi difficile que les gnomes dans les contes d’épouvante que sa mère lui racontait. Comment s’en sortaient-ils ? Il lui parut qu’une expression consacrée parviendrait à la tirer de là. Elle essaya ce qu’elle se rappelait, abracadabra, hocus-pocus, tire la chevillette, rien ne fonctionnait.
« Je suis seule au monde avec cette vieille folle, personne ne va venir me sauver », comprit-elle. Combien d’enfants de quatre ans, depuis des milliers d’années, s’étaient retrouvés face à l’évidence de leur perte ? Un instinct les avertissait sans doute qu’il n’y avait plus d’espoir et qu’il ne leur restait plus qu’à endurer l’infini du supplice.
Ce n’est pas ce qu’il advint d’Adrienne. Il se produisit un glissement dans son esprit, l’univers perdit son assise sous elle et elle fut foudroyée par une découverte miraculeuse qui tenait en deux mots : tant mieux.
C’étaient des paroles qu’elle avait entendues dans la bouche de sa mère. Elle n’était pas sûre d’en saisir la signification. Elle sentait qu’il y avait là une décision de bonne humeur, la version joyeuse du sang-froid.
« Puisque me voici livrée à la bourrelle, je la regarderai droit dans les yeux et je tairai le tant mieux qui me sauvera. »
Dont acte. Adrienne se redressa et, dévisageant calmement l’adversaire, mangea le vomi sans grimacer. Ensuite, elle termina le bol de café au lait.
La grand-mère l’observa avec suspicion, l’air de se demander quel mauvais procédé on lui cachait.
– Merci pour ce petit-déjeuner, Bonne-maman. Puis-je sortir de table, s’il vous plaît ?
La vieille la conduisit dans la salle de séjour et resta en sa compagnie une dizaine de minutes, afin de s’assurer que l’enfant n’allait pas rendre derrière son dos. Quand elle n’eut plus de doute sur cette question, elle se leva pour quitter la pièce.
– Est-ce que je peux aller jouer dehors ?
– Non, tu resteras ici.
– Et si je dois faire pipi ?
– Les toilettes sont à côté.
La grand-mère attrapa un énorme trousseau de clefs et ferma à double tour la porte de ce salon. Adrienne y vit la garantie de sa tranquillité et commença à explorer ce lieu nouveau.

Amélie Nothomb.
Tant mieux.
Albin Michel, 2025.

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