Extraits philosophiques

Carnaval

Le 19 février 1787, Goethe se trouve à Rome. Débarqué en ville au début de l’automne, il a pris ses quartiers dans un appartement anonyme de la Via del Corso, d’où il peut contempler, sans être vu, l’animation de l’artère principale du centre historique. Le poète est venu chercher dans la ville éternelle tout ce qui, jusqu’ici, a manqué à sa vie d’enfant prodige de la littérature allemande, de conseiller privé du grand-duc de Weimar, de responsable des mines et de la voirie du duché. Avant tout, il est venu chercher la liberté de disposer de son temps comme il le souhaite. Pour ne pas être importuné par les admirateurs du jeune Werther qui, où qu’il aille, le poursuivent depuis des années, il a choisi d’emprunter une fausse identité, celle d’un peintre, Jean-Philippe Möller, qui lui garantit, pour le moment, la tranquillité dont il ressent le besoin.
Mais, ce jour-là, le poète perçoit une forte agitation à l’extérieur. Il se penche alors à la fenêtre et une scène inattendue s’offre à lui : sur les balcons et devant les portes cochères des immeubles voisins, les habitants ont disposé des chaises et des tapis comme si, tout à coup, ils voulaient transformer la rue en salon. Pendant ce temps, sur le Corso, le sens de circulation des carrosses s’est inversé, produisant le chaos, et de curieux personnages ont commencé à pointer le bout de leur nez dans la foule. « Des jeunes hommes déguisés en femme du peuple, moulés dans leurs costumes de fête, le sein découvert, audacieux jusqu’à l’insolence, caressent les hommes qu’ils croisent, traitent avec familiarité et sans égards les femmes comme leurs pairs, s’abandonnent à tous les excès, comme leur suggèrent le caprice, l’esprit et la vulgarité. » Symétriquement, « les femmes prennent également plaisir à se montrer en habits d’homme », produisant des résultats ambigus que le poète n’hésite pas à définir « très intéressants ». Il y a même, au milieu de la foule, un personnage avec deux visages : « On ne comprend pas où est son devant, où est son derrière, et s’il s’en va ou s’il vient. »
C’est le début du Carnaval, la fête qui met le monde à l’envers, renversant non seulement les rapports entre les sexes mais aussi entre les classes et toutes les hiérarchies qui régissent, en temps normal, la vie sociale. « Ici, il suffit d’un signal, écrit encore Goethe, pour annoncer que chacun peut faire le fou comme il le souhaite et que, à l’exception des coups de bâton et de couteau, presque tout est permis. La différence entre les castes, haute et basse, semble, pour un moment, suspendue ; tous se rapprochent les uns les autres, tous acceptent avec désinvolture ce qui leur arrive, tandis que la liberté et la permission sont maintenues en équilibre par la bonne humeur universelle. »
Au sein de ce climat, les cochers se déguisent en seigneurs et les seigneurs en cochers. Et même les abbés en robe noire, d’habitude objet du plus grand respect, deviennent la cible idéale des lancers de dragées de craie et d’argile. Ainsi, très vite, les pauvres hommes apparaissent couverts des pieds à la tête de taches blanches et grises. Personne n’est à l’abri d’une attaque, et encore moins les membres des familles les plus haut placées qui se concentrent au niveau du Palazzo Ruspoli, où se déchaînent au contraire les assauts les plus vicieux et les batailles les plus sanglantes. Dans le même temps, les Polichinelle, surgis par centaines, se réunissent à un autre endroit, puis élisent un roi, le couronnent, lui mettent un sceptre à la main, l’accompagnent au son de la musique, et le mènent à grands cris en haut du Corso sur un petit char décoré.
Tout cela se déroule dans une atmosphère de joie générale, même si Goethe ne manque pas de noter quelques fausses notes : « Il n’est pas rare, écrit-il à un moment, que la bagarre devienne sérieuse et générale ; et alors il est effrayant de voir l’acharnement et la haine personnelle avec laquelle tous se déchaînent. » Ou encore, décrivant la course de chevaux qui se déroule sur le Corso, il mentionne de graves incidents et les « nombreuses tragédies, qui du reste passent inaperçues et auxquelles on ne porte pas d’importance ». C’est le côté obscur du carnaval, la combinaison inextricable de la fête et de la violence sur laquelle se fonde son potentiel subversif et qui laisse presque toujours chez les participants un doute latent sur la vraie nature de ce qui s’est réellement passé. Le Carnaval n’est pas une fête comme les autres, mais bien l’expression d’un sentiment profond et irrépressible qui couve sous les cendres de la culture des peuples. Ce n’est pas un hasard si, comme le note encore Goethe, il ne s’agit pas d’une célébration qui est offerte au peuple par les autorités, mais bien d’une « fête que le peuple s’offre à lui-même ».

Depuis le Moyen Âge, le Carnaval est l’occasion pour le peuple de renverser, de manière symbolique et pour un temps limité, toutes les hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et le profane. Dans ce climat, les fous deviennent sages, les rois mendiants, et la réalité se confond avec la fantaisie. Un renversement symbolique qui se termine presque toujours avec l’élection d’un Roi, substitut temporaire de l’autorité en place.
Il ne faut donc pas s’étonner si la frontière entre la dimension ludique et la dimension politique du Carnaval a toujours été plutôt fragile. En attestent les nombreux épisodes pendant lesquels la fête s’est transformée en révolte, jusqu’à générer de véritables massacres, chaque fois que les peuples ne se sont pas contentés de destituer les puissants pour rire mais ont tenté de les assassiner pour de vrai. Il n’est pas non plus surprenant que cette fête ait été abolie un peu partout, y compris à Rome, au lendemain de la Révolution française, par peur que puisse se produire une contagion. En France, ce sont les Jacobins eux-mêmes qui ont supprimé le Carnaval, allant jusqu’à punir par la peine de mort celui qui aurait eu l’audace de se déguiser. « C’est une fête bonne pour les peuples d’esclaves », dira Marat – la Révolution a réalisé, pour de vrai et une fois pour toutes, le renversement, il est donc inutile de continuer à se déguiser : circulez, il n’y a rien à voir.
Pourtant, aucun pouvoir n’a jamais complètement réussi à se libérer du Carnaval et de son esprit subversif. Au cours des siècles, ce dernier a cessé de parcourir les rues pour se retrouver dans les pamphlets et dans les caricatures des journaux populaires, jusqu’à refaire surface, plus récemment, dans la satire des shows télévisés et dans les invectives des trolls sur Internet. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que le Carnaval a finalement abandonné sa place préférée, aux marges de la conscience de l’homme moderne, pour acquérir une centralité inédite, se positionnant comme le nouveau paradigme de la vie politique globale.

Les ingénieurs du chaos.
Empoli, Giuliano da.
Lattès, 2019.

Print Friendly
FavoriteLoadingAjouter aux favoris