Extraits philosophiques

Robin

Robin des BoisEst-il moral de voler par nécessité ?
« Quoi ? Tu refuses l’occasion d’esbaudir une personne royale ? »
Je suis Adam de la Halle, un ménestrel, c’est-à-dire un chanteur qui conte de belles histoires. Je vais vous narrer ici la véritable histoire de Robin des Bois. À la fin du douzième siècle, le roi Richard Cœur de Lion partit pour la croisade en Terre sainte. Pendant son absence, son frère, le perfide prince Jean usurpa la Couronne. Le peuple saigné à blanc par des taxes de plus en plus lourdes n’avait espoir qu’en Robin des Bois qui détroussait les riches pour donner l’argent aux pauvres.
Voyageons dans le temps et partons dans la forêt de Sherwood à sa rencontre. Le voici : aux côtés de Petit Jean, au bois, il se promène. Tous deux s’en vont le cœur content et devisent gaiement. Ils se rappellent les heureux souvenirs du passé et sont emplis de gratitude à l’idée de vivre une si belle journée. Certes, ils se sont mis à dos le belliqueux shérif de Nottingham qui veut leur passer la corde au cou. Mais faire l’objet de pareilles condamnations n’affecte guère nos deux héros.
SIRE, VOUS AVEZ UN MERVEILLEUX DON POUR INCITER LES PAUVRES À DONNER LEUR ARGENT !
Les trompettes qui annoncent un riche cortège interrompent leur promenade. Voilà qui promet un jour de quête pour les pauvres ! Robin et Petit Jean ne le savent pas encore mais il s’agit du cortège du prince Jean en personne ! À l’intérieur de son royal carrosse, il devise avec Persifleur son aspic et néanmoins conseiller. « Sire vous avez un merveilleux don pour inciter les pauvres à donner leur argent », flatte Persifleur. Jean le corrige : il dérobe aux pauvres pour donner aux riches ! D’ailleurs, la prochaine étape va leur rapporter plus encore ! Nottingham, voilà un village où ils prélèveront des taxes magnifiques ! On apprend alors que le prince Jean et Persifleur ont comploté ensemble pour accéder au trône. Le serpent a hypnotisé le roi Richard afin qu’il parte en croisade et laisse le trône à son frère. En plus d’être infâme avec son peuple, le prince Jean est donc un usurpateur.
Robin et Petit Jean se déguisent en diseuses de bonne aventure. Ils interpellent le cortège : on dévoile l’avenir ! On développe votre horoscope ! Devant de telles promesses, le prince Jean fait arrêter son carrosse et donne aux deux voleurs déguisés la permission de baiser ses royales mains. Robin en profite pour avaler les pierres précieuses qui ornent ses bagues. Puis tandis qu’il s’adonne à une séance de voyance, Petit Jean vole les enjoliveurs de roue en or massif du carrosse et vide le coffre du trésor royal. Sans blesser personne mais par une simple supercherie, Robin et Petit Jean ont réussi à dépouiller totalement le prince de l’or qu’il transportait.
Pris de remords, Petit Jean demande à Robin s’ils sont d’honnêtes ou de malhonnêtes gens ? Est-ce que c’est bien de dérober aux riches pour nourrir les pauvres ? Frère Tuck, petit frère des pauvres, toujours à l’affût d’une bonne œuvre, n’a aucun doute sur ce point. Dieu bénit Robin le juste qui agit conformément à la morale en volant le prince.
C’est une véritable question philosophique : est-il moral de voler par nécessité ? La réponse divise les philosophes, n’en déplaise à Frère Tuck.
IL FAUT PROMOUVOIR LE BONHEUR DU PLUS GRAND NOMBRE.
Le philosophe Kant, lui, ne pourrait pas qualifier Robin de « juste » comme Frère Tuck. Pour savoir si une action est morale, Kant a bâti une méthode qui consiste à évaluer l’intention qui gouverne notre action. Cette intention, Kant l’appelle « maxime ». Il nous dit que pour évaluer si notre action est morale, nous devons tout d’abord extraire cette maxime de notre action puis la passer à un triple test appelé « l’impératif catégorique ». Par exemple, dans le cas de Robin, la maxime est la suivante : « Je m’autorise à voler lorsque par ce vol je soulage des gens dans la nécessité. »
Premier test : la valeur morale de la maxime repose sur la capacité à l’universaliser sans contradiction. Si la règle d’action que nous poursuivons ne peut pas être universalisée sans se contredire, alors notre intention est immorale. Deuxième test : il s’agit de vérifier la cohérence externe de ma maxime, c’est-à-dire son applicabilité. Il s’agit, cette fois, de voir si un monde dont notre maxime constituerait la loi serait un monde viable. Prenons un exemple, songeons aux jeux vidéo dont le principe est de créer des villes, comme SimCity. Imaginons un instant qu’on puisse paramétrer les personnages qui peuplent notre ville avec une telle maxime. La question est alors de savoir si la ville que nous construisons serait viable au cas où nos personnages obéiraient à une telle maxime. Enfin, le dernier test nous demande de ne jamais instrumentaliser qui que ce soit, y compris soi-même alors que l’on est sujet de l’action, pour obtenir une certaine fin.
En vertu de ce protocole d’évaluation morale, Kant dirait que l’action de Robin est immorale car la maxime de son action, si elle était universalisée, ne dessinerait pas un monde social viable. Si chacun s’autorisait à voler quand il s’estime en situation de nécessité, alors la confiance dans le contrat social et dans les relations humaines serait détruite. Aussi dur que cela paraisse, pour Kant, il est immoral de voler par nécessité.
Telle n’est pas l’opinion de Bentham ! Pour lui, à l’inverse de Kant, ce n’est pas l’intention de notre action qui fonde sa moralité mais ses conséquences. Aussi, à partir du moment où les conséquences de notre action engendrent un bonheur plus grand pour un plus grand nombre de personnes, alors notre action est morale. Certaines fins autorisent certains moyens. Si nous volons l’or du prince Jean, nous causons son déplaisir mais nous engendrons le bonheur de toute la population de Nottingham saignée par lui jusqu’au cœur et même jusqu’à l’âme. Le calcul est vite mené : il faut voler le prince Jean et ce vol est moral.
Pour expliquer cette conclusion de Bentham, il faut revenir au point de départ. D’après Bentham, l’homme est un être sensible, c’est-à-dire qu’il est capable de ressentir du plaisir ou de la douleur – à la différence de la chose ou de l’inanimé. L’homme, en tant qu’être sensible, a donc intérêt à ne pas souffrir mais à ressentir du plaisir.
Pour Bentham, les mobiles fondamentaux des actions humaines sont les suivants : rechercher le plaisir et éviter la douleur. Il choisit donc de faire reposer sur eux la morale. « Qu’est-ce que le bonheur ? » demande-t-il. Réponse : C’est la possession du plaisir avec exemption de peine. « Qu’est-ce que la vertu ? » poursuit-il. Sa réponse est particulièrement originale : il appelle vertu ce qui contribue le plus au bonheur, ce qui maximise les plaisirs et minimise les peines. À l’inverse, il appellera vice ce qui diminue le bonheur et contribue au malheur.
Pour Bentham, le principe d’utilité doit donc gouverner la délibération morale. Si les conséquences d’une action sont utiles pour le plaisir, l’action est morale. À l’inverse, si les conséquences d’une action ne sont pas utiles pour le plaisir mais suscitent la souffrance, alors elle est immorale. Le principe d’utilité doit être complété par un principe d’impartialité. Nous devons toujours prendre en considération toutes les personnes affectées par les conséquences de notre action et ne pas privilégier nos intérêts au détriment de ceux des autres : « Chacun compte pour un et seulement pour un », écrit Bentham.
En vertu de ces deux principes, Robin est un homme vertueux et il est moral de voler par nécessité.
SOMMES-NOUS D’HONNÊTES OU DE MALHONNÊTES GENS ?
Le retour du roi Richard signe la fin du dessin animé et le verdict de Disney sur cette question de philosophie morale. Le triste shérif de Nottingham, le prince Jean et Persifleur sont envoyés au bagne où ils payent les exactions qu’ils ont commises sur le peuple. De son côté, le hors-la-loi qu’est Robin est gracié. Il épouse dans les plus grands honneurs la nièce même du roi, Belle Marianne. Frère Tuck l’avait prédit : Robin n’est pas un hors-la-loi. Un jour viendra, avait-il annoncé, où l’on reconnaîtra qu’il est un héros. – C’est chose faite.

Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d’heureux.
Marianne Chaillan.
Éditions des Équateurs, 2017.

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