Du bon vin
L’éducation des sens
Nos perceptions convoquent notre passé car elles portent presque toujours en elles l’empreinte d’impressions passées et des souvenirs qui y sont liés. Mais cette idée peut aussi recouvrir un autre sens : sans nécessairement rappeler un épisode précis de notre passé, chacune de nos perceptions relève d’un apprentissage. Nous n’appréhendons le présent dans toute sa richesse que dans la mesure où nous avons appris à percevoir, à nous abandonner à la contemplation d’un paysage, à apprécier une œuvre d’art et son esthétique particulière, à saisir les subtilités et les saveurs parfois déstabilisantes d’un plat ou d’un vin… En somme, parce que nous avons développé dans le passé une habitude ou une sensibilité, ou tout simplement notre goût.
J’apprécie particulièrement les vins de Bourgogne. J’y décèle aujourd’hui tout un ensemble de notes que je n’aurais pas reconnues il y a une trentaine d’années, lorsque l’on m’a initié aux plaisirs du vin. Des senteurs de sous-bois qui s’accompagnent d’un goût de champignons terreux, ou le parfum plus lourd de la fraise écrasée, une pointe d’épices douces, et en bouche, cette belle acidité à la fin qui a quelque chose d’un bonbon anglais… Les vins de Bourgogne ont su immédiatement me charmer, enjôleurs à mes sens, ils me plaisaient indéniablement. Mais c’est avec le temps que j’ai su les apprécier pour leurs subtiles spécificités. Il m’a fallu apprendre à déguster, éduquer et parfaire mon nez et mon palais. J’ai dû les comparer aux autres vins, notamment aux vins d’assemblage de la région bordelaise, et comprendre comment reconnaître ce cépage pinot noir et le terroir bourguignon. Quand je porte un verre de ce vin à mes lèvres, je ne pense pas à tout ça, je suis pleinement dans le moment présent et le plaisir qu’il me propose. Mais je sais que celui-ci est rendu possible par un long apprentissage : je prends la mesure d’une complexité qui au début m’échappait et, en le dégustant, je le compare implicitement à d’autres vins, je le mesure à l’aune de perceptions passées. J’aime par exemple reconnaître le pinot noir dans certains vins étrangers, chiliens ou argentins : le cépage est le même, mais la terre, le climat et les méthodes de vinification diffèrent complètement. Je les apprécie spontanément et avec simplicité. Mais si je m’arrête sur leur goût, il m’arrive bien d’y déceler ce quelque chose d’une identité commune, une part de cette histoire qui est un peu devenue mienne. Ainsi, au cœur du plaisir que je prends à boire un chambolle-musigny ou un morey-saint-denis, quelque chose de mon passé se ramasse, se rassemble. Cette présence du passé et d’une longue éducation n’est pas pleine et entière à chaque verre que je porte à mes lèvres ; elle dépend de l’attention que je porte à mon plaisir, à ce que le vin m’évoque et me rappelle. Déguster me fait voyager dans mon passé tout en restant paradoxalement bien présent au présent.
Il en est ainsi pour nombre d’expériences qui demandent une découverte et une habitude pour être appréhendées et appréciées. Par exemple avec certains types de musique, de premier abord difficile, comme un rock très noisy aux guitares saturées et au chant guttural. Incapables de percevoir une mélodie et de repérer les harmonies, les premières écoutes nous laissent perplexes. Mais, que l’on ait ressenti une vibration en concert que l’on souhaite retrouver, qu’un ami insiste pour partager avec nous son goût pour cette musique, ou, simplement, que l’on sente derrière ce mur opaque de sons quelque chose qui nous attire, les écoutes successives, répétées, nous familiarisent et, pas à pas, notre goût évolue. Nous nous ouvrons alors à ce rock abrasif jusqu’à y prendre un plaisir spontané, immédiat et sans efforts. Nous avons appris à aimer.
L’ouïe, le goût, l’odorat… la sensibilité dans son ensemble s’éduque, se cultive. Nos perceptions et les sensations et émotions qui y sont liées ne se donnent pas d’emblée. Rares sont les enfants qui apprécient les huîtres. Nombre d’entre eux prendront pourtant, avec le temps, un vif plaisir à déguster un plateau d’huîtres accompagné d’un verre de vin blanc sec. Mais avant de se régaler de ces délicats coquillages, ils ont traversé différentes étapes qu’ils gardent peut-être en mémoire : cette fois où, après avoir affiché pendant des années une mine dégoûtée devant ces fruits de mer, ils se sont dit « ok, j’essaie » et ont pris plaisir à retrouver, un soir de décembre, le goût iodé de leurs vacances estivales en bord de mer. Désormais, leur goût pour les cancales sera lié aux joies des baignades ensoleillées, mais aussi au bonheur de repas d’hiver en famille ou entre amis.
Apprécier un vin complexe, une musique exigeante, des huîtres fines de claires, c’est jouir de ses sens grâce à ce passé qui nous en a donné le goût, les codes ou les clefs, qui nous a formés, et tout simplement habitués. Alors même que nous semblons tout entiers absorbés dans la grâce d’un plaisir au présent, par-devers nous, c’est tout notre passé qui se mobilise. Notre capacité à percevoir a une histoire. Jusque dans notre faculté de sentir ou de goûter, d’écouter, de toucher ou de regarder, nous sommes le fruit de notre passé, non des êtres arrachés au temps, livrés par on ne sait quel miracle au contact de l’ici et maintenant.
Charles Pépin.
Vivre avec son passé – Une philosophie pour aller de l’avant.
Allary, 2023.