Visage
À Levinas aussi, nous devons de pouvoir mettre des mots sur les moments de grâce qui ont transpercé les sombres temps. Le périple d’Oskar Schindler, par exemple. Arrivé en Pologne dans les fourgons de la Wehrmacht pour tirer le plus de profit possible d’une main-d’œuvre d’esclaves, cet industriel allemand est, en dépit de lui-même, détourné de sa marche froidement rationnelle par la détresse même qu’il rencontre. Il a débarqué en territoire conquis avec une seule ambition : s’enrichir. Mais l’effraction des visages a subverti sa visée, bouleversé son programme. Lui, l’entrepreneur cupide qui voulait cyniquement tirer son épingle de l’apocalypse, il fait tout à l’envers. Il travaille au péril de sa vie à sauver celles des ouvriers qui devaient, pour une bouchée de pain, travailler à l’enrichir. Il exerçait sur eux un pouvoir sans partage, mais voici que, coup de théâtre invraisemblable, ils le commandent silencieusement, ils l’assignent, ils lui ordonnent du haut de leur misère de ne pas les abandonner à la mort. Le maître absolu devient l’otage de ses sujets. L’affairiste sans états d’âme est sens dessus dessous : il se découvre responsable de ceux-là mêmes qu’il avait licence d’exploiter jusqu’au bout de leurs forces. Ce retournement du prédateur en bienfaiteur est, à tous égards, exceptionnel. Régnaient alors la lâcheté et la férocité, la peur de se distinguer et l’ivresse du « tout est permis », le conformisme social et la libération des pulsions meurtrières. Mais la règle ici confirme l’exception, c’est-à-dire la persistance de l’humain dans un monde voué à le faire disparaître. L’émotion qui saisit Schindler est indéracinable et irrécusable. Et les protocoles les plus minuscules, les rites les plus anodins de la décence ordinaire en portent encore la trace. S’il n’y avait, dit en substance Levinas, cette révélation de l’Inégal qu’est la rencontre du visage, nous ne dirions même pas au moment de passer un seuil : « Après vous, Monsieur ». « C’est un “Après vous, Monsieur” originel que j’ai essayé de décrire. Après vous, Monsieur : priorité d’autrui, lui toujours avant moi, humanité comme animalité déraisonnable ou rationalité selon une nouvelle raison. »
La même idée de la courtoisie comme philosophie première conduit Levinas à réévaluer l’immémoriale entrée en matière des échanges humains et, débouchant nos oreilles trop habituées, à en restituer la modeste magnificence : « Le premier mot n’est-il pas bonjour ! Simple comme bonjour ! Bonjour comme bénédiction et disponibilité pour l’autre homme. Cela ne veut pas dire encore : quelle belle journée. Cela exprime : je vous souhaite la paix, je vous souhaite une bonne journée, l’expression de celui qui se soucie d’autrui. Elle porte tout le reste de la communication, elle porte tout le discours. […] Miracle. Premier miracle. Le premier miracle est dans le fait que je dise bonjour. »