Le roseau
Le chêne et le roseau
Pascal et le roseau pensant. La Fontaine et le chêne et le roseau. Il y a un lien entre le roseau de Pascal et celui de La Fontaine. Un lien qui est une merveilleuse illustration de ce que donne la lucidité sur soi et la lumière qu’elle peut dispenser.
Un jour, un chêne dit à un roseau qu’à sa place, il aurait des raisons de se plaindre. Que le roseau le regarde : lui, le chêne, vit les pieds au sec, la tête au soleil et il est fort. Que le roseau se regarde : il vit les pieds dans l’humidité, la tête à l’ombre et il est chétif et malingre. À la place du roseau, le chêne serait triste et révolté. Contre toute attente, le roseau ne se plaint pas et les propos du chêne ne l’offusquent nullement. Il est petit, certes, mais, souple, il est à l’abri des vents. Ce que le chêne n’est pas. En outre, il y a une chose que le roseau possède et que le chêne ne possède pas. Il sait que les vents existent et, le sachant, il compose avec eux. Le chêne crâne. Qu’il crâne ! Le roseau, lui, sait. Il sait qu’il sera toujours plus fort que le chêne. La réalité lui donne raison. À peine a-t-il fini de répondre au chêne qu’un vent « terrible » se lève. Le roseau plie, mais ne rompt pas, alors que le chêne est déraciné.
Trois choses sont à retenir dans cette fable : le discours du chêne, celui du roseau et le vent.
Le discours du chêne est tout à fait étonnant. Normalement, ce serait au roseau de se plaindre et au chêne de ne pas se plaindre. Or, deux choses imprévues se passent. En premier lieu, le chêne parle à la place du roseau. Par ailleurs, le chêne qui n’a aucune raison de se plaindre se plaint alors que le roseau qui a toutes les raisons de se plaindre ne se plaint pas. « Vous avez bien sujet d’accuser la Nature16 », dit le chêne. Dans « Le loup et l’agneau », lorsque le loup entend justifier le fait d’être une brute, il se présente en victime. Ici, on a affaire au même procédé. Le chêne qui entend humilier le roseau s’étonne que celui-ci n’en veuille pas à la nature et aux dieux. Il s’étonne que le roseau ne soit pas jaloux de lui, le chêne. Il s’étonne enfin que le roseau ne tienne pas le discours que lui, le chêne, tiendrait s’il était à la place du roseau. En clair, le chêne fait tout pour que le roseau devienne furieux et se mette à haïr non seulement le ciel et les dieux, mais lui, le chêne. Il s’agit d’un piège. Si, dans « Le loup et l’agneau », le loup entend faire passer la brute qu’il est pour une victime, ici, dans « Le chêne et le roseau », le chêne entend transformer la victime qu’est le roseau en brute. Derrière ce jeu, le chêne a l’intention, comme le loup, d’installer la tyrannie. Si le paisible roseau peut devenir une brute haineuse, le chêne capable de déclencher la victime, devient le maître de la guerre. Devenant le maître de la guerre, il devient le maître de l’univers.
Face à cela, comme l’agneau dans « Le loup et l’agneau », le roseau ne se laisse pas démonter et répond calmement au chêne : « Votre compassion part d’un bon naturel […] mais quittez ce souci […] Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici […] résisté sans courber le dos. Mais attendons la fin. » Le roseau est comme l’agneau, calme, serein. Alors que le chêne est dans la malignité en lançant des appels à la violence derrière un ton doucereux, le roseau est dans la simplicité. Le chêne lui conseille de se révolter ? Il n’est nullement un provocateur. Cela part d’un « bon naturel ». Il a le souci de l’autre. Alors que chêne envenime les choses, il les calme. Subtilement, en même temps, il opère un transfert. Le chêne invite le roseau à se révolter contre la nature. Le roseau invite la nature à arbitrer le débat. Qu’on laisse la nature répondre. Enfin, il invite le temps. Jusqu’à présent, le chêne a toujours été fort. Il a résisté sans se courber. Voyons si le chêne résistera toujours. Alors que le chêne résiste, le roseau plie. Demandons si la force vaut mieux que la souplesse.
Sitôt le discours du roseau achevé, voilà que le vent se lève. Alors que le roseau plie sans rompre, le chêne est déraciné. Le chêne a oublié le vent. Pas le roseau. La résistance ne suffit pas. La force ne suffit pas. Face à la nature, il faut autre chose. Il faut épouser celle-ci et non lui tenir tête. Il faut l’humilité qui accepte de courber la tête et non l’orgueil qui tient tête.
Courber le dos, c’est être souple et pas simplement abandonner sa fierté. Le vent est le souffle qui va partout, il a comme correspondant le double sens dans le langage. Courber la tête veut dire savoir épouser l’existence, et pas simplement être lâche. Tenir tête veut dire perdre la tête et pas simplement être fort. On fait face à l’existence en disant « oui » comme le roseau et pas simplement « non » comme le chêne. La fierté à tout crin n’est pas de la force, mais de la folie. L’humilité n’est pas de la lâcheté, mais du bon sens.
Dans la vie, les choses n’ont pas qu’un seul sens. En toute chose, il y a toujours plusieurs sens. Il y a toujours notamment un bon sens auquel on ne pense pas. On voit donc apparaître le message du « Chêne et le roseau ». La vraie force ne vient pas de la force, mais du bon sens. Descartes l’appelle la lumière naturelle. Il faut laisser parler cette lumière. C’est la raison pour laquelle il est si important de ne pas être orgueilleux, d’accepter ses limites, de reconnaître ses faiblesses ; en un mot, d’être vulnérable. En ne tenant pas tête à l’existence, on permet au bon sens de se manifester. En permettant au bon sens de se manifester, on permet à la lumière d’apparaître.
« Le Chêne et le roseau » est un message adressé à Louis XIV. Que le Roi-Soleil fasse attention : il n’est pas plus fort que la lumière. Pour que le soleil brille, il faut qu’il y ait de la lumière. Plus de lumière ? Plus de soleil. Ce message est adressé à tout le monde. Nous avons tous un soleil en nous. Que notre soleil n’oublie pas la lumière. Sans lumière, plus de soleil.
La vulnérabilité ou la force oubliée.
Bertrand Vergely.
Le Passeur, 2020.