Extraits philosophiques

Europe

Riccardo Petrella

L’Europe a cessé de faire rêver les Européens. Elle a cessé de le faire à partir du moment où les Européens ont décidé de réduire l’imaginaire européen, de le circonscrire aux seules dimensions d’un marché intérieur et d’une monnaie unique. Quitte à tout y subordonner. Au lieu d’échafauder le marché intérieur et la monnaie uniques et de les mettre au service d’un ou de plusieurs projets politiques, sociaux, culturels européens, nos élus, nos élites, les ont élevés eux-mêmes au rang de projet politique, social et culturel, d’expression symbolique de l’imaginaire européen pour le XXIe siècle. Corollaire inévitable d’un tel choix, ils ont construit et imposé aux populations européennes un imaginaire guerrier. À savoir l’impératif de la compétitivité dans l’économie capitaliste de marché mondiale, un impératif qui a conduit à la déconstruction du processus d’intégration politique, économique et sociale de l’Europe.

À partir des années 80, les ambitions originelles se sont vues subordonnées aux contraintes de la compétitivité mondiale, du marché intérieur et de la stabilité monétaire, à l’instar des grands programmes sur la révolution de la société de l’information. À l’époque, on assurait que l’Europe allait être le nouveau lieu du grand bouleversement technologique. On parlait de mutualiser les avantages entre pays, de construire, ensemble, d’agréger des secteurs. Mais on a mis en concurrence les firmes entre elles. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune grande société européenne dans le domaine de l’informatique. Le Néerlandais Philips, le Français Bull, l’Italien Olivetti, l’Allemand Siemens? Tous ont été dépecés ou rachetés. Parce qu’on a placé ces firmes en situation d’être contraintes d’éliminer, de manger leurs concurrents. Le seul prisme de l’économie de la rivalité a laminé l’informatique européenne. Le contre-exemple existe, c’est Airbus. Une aventure fondée sur la coopération, pas sur la compétitivité. Tout le monde a été associé. Six pays y travaillent. Même les Belges, qui ne participent qu’à hauteur de 3 %, sont fiers comme jamais. Et les retombées sont formidables, y compris dans la psyché européenne. Mais il ne faut pas être idéaliste : Airbus abrite aussi des coopérations militaires…

En vingt ans, il ne reste plus de l’Europe que des outils – le marché, la monnaie. Plus de grands desseins. Ces instruments s’avèrent par ailleurs assez fragiles, car plus la compétitivité nationale des États membres s’est retrouvée placée au top des priorités communes « dites » européennes, plus leurs dirigeants ont été poussés à intensifier la renationalisation des leviers en leur possession pour la garantir. Cela explique notamment l’insuccès permanent de l’objectif de la compétitivité européenne, cette fameuse compétitivité sanctifiée et sanctuarisée lors du sommet réunissant à Lisbonne, en 2002, les chefs d’État et de gouvernements européens, qui voulaient « faire de l’Europe » une zone « hautement compétitive »… L’accent mis sur « l’Europe entrepreneuriale », « l’Europe compétitivité », a ruiné les espoirs de coopération(s). La fameuse «stratégie de Lisbonne » en a démoli les éléments constructeurs. Et fédérateurs. Parce que la seule compétition entre pairs conduit à l’affaiblissement de tous.

Conséquence : il y a de moins en moins de «politiques européennes communes ». Et de plus en plus de « coordination européenne des politiques des États membres ». Les États ont donc favorisé la libéralisation et la déréglementation de pans entiers de l’économie, transformant l’intervention publique en élément perturbateur de l’économie européenne, en source de distorsion du marché concurrentiel intérieur. L’intégration compétitive dans l’économie capitaliste de marché mondiale a supplanté l’intégration politique de l’Europe.

Reconstruire l’Europe ne sera pas facile. Le déclic en faveur d’un possible retournement de perspective s’est produit avec le « non » français au projet de TCE. Ce « vote citoyen » a mis en lumière la crise de confiance des thuriféraires de l’Europe du marché et de la monnaie. Mais il se révèle évidemment insuffisant. La mobilisation politique contre l’Europe actuelle dans d’autres pays de l’Union n’est pas due à des raisons structurelles positives – inspirées par la quête d’un mieux-disant démocratique – mais à des réflexes plutôt négatifs. En outre, l’orientation «libérale-marchande » dont sont porteurs les dix nouveaux États membres ne facilite guère un retournement de tendance dans les cinq ou dix années à venir.

Il faut donc se placer dans un horizon temporel plus long… Deux «espaces» paraissent constituer les champs de la réinvention d’une Europe capable de faire rêver. Il y a d’abord la sécurité de la vie sur la planète Terre, où l’Europe fait figure pour l’instant de moins mauvais élève. Il y a ensuite la politique d’immigration : l’Europe doit montrer qu’elle est capable d’intégrer les populations extra-européennes et de réaliser l’intégration entre les trois fils du même Livre que nous sommes : musulmans, juifs, chrétiens. Pour ce faire, une méthode s’impose. Dans les moments de crise, la seule démarche qui vaille passe toujours par la voie démocratique. Les Européens ont la possibilité d’y avoir recours en procédant à l’élection d’une Assemblée constituante européenne. Entre-temps, ils peuvent s’organiser et travailler sur les propositions d’articles, de programmes, sur des « cahiers de solutions » (non pas des cahiers de doléances), et les adresser au Parlement européen.

De nombreux signes montrent que le rêve européen se trouve dans le coma. Surtout auprès de ceux et celles – nombreux – qui ne l’ont jamais réellement rêvé. Ni porté. Mais chez les nouvelles générations, y compris chez les Européens d’origine non européenne, et dans les « contrées périphériques » du continent, un nouveau sens de l’Europe, l’envie d’une nouvelle communauté européenne plurielle sont en train de s’affirmer, de grandir. Et de mûrir.

Edgar Morin et alii.
Pour un nouvel imaginaire politique.
Fayard, 2023.

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