Extraits philosophiques

Inutilité

Gloire à l’inutile !

« On ne se bat pas dans l’espoir du succès ! […] c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » Puisse cette sentence de Cyrano de Bergerac dans la pièce d’Edmond Rostand être gravée sur tous les frontons de toutes les écoles de commerce autour du globe. La face du monde s’en trouverait à jamais changée.
Car ce monde crève d’utilitarisme. Chaque chose est jugée au regard de sa valeur non pas morale, non pas éthique, mais économique. Il faut rentabiliser, optimiser, obtenir des retours sur investissement. Depuis Henry Ford et ses usines diaboliques, on calcule la portée de chaque geste, on loue la division du travail, la répartition millimétrée des tâches. On produit au mépris total des besoins physiologiques et de la santé mentale des êtres humains. Les chaînes de montage deviennent alors une sorte de méta-organisme où chaque individu joue un seul et même rôle précis. Avec le résultat que l’on connaît, un chiffre d’affaires maximal, des marges records et une marque, Ford, encore présente partout dans le monde – même si Henry fut un des plus fervents antisémites de son époque, à croire qu’il faille séparer l’homme du joint de culasse.
Si les techniques de management ont évolué, le principe est resté le même : chasser l’inutile, traquer le geste en trop, la minute de pause qui dépasse. Bref, rentabiliser la meute. On parle depuis un certain temps de « masse salariale » comme d’un boulet qui pèse sur la comptabilité générale, un poids mort sur les bilans financiers. On est à la limite d’appeler cela « des putains de parasites ». Lors des licenciements, on parle même de dégraissage, comme si les humains étaient devenus le superflu, ce qu’il y a à éliminer. Enfin, le personnel est appelé « ressources humaines ». Ressource, tel un gisement d’acier ou de pétrole. Comme une matière première que l’on peut sculpter, exploiter, dominer, opprimer. Pour le système actuel, la médiocrité est un danger, car l’être humain doit être optimal, aussi efficace qu’un outil – jusqu’à ce qu’une machine automatisée corresponde mieux aux attentes des actionnaires, s’avère moins coûteuse, et surtout moins syndiquée. La CGT Imprimante 3D n’existe pas encore. Pas plus que les piquets de grève numériques ou les merguez 3.0.
Dans ce contexte, un chômeur est toujours vu comme un être inutile, qui ne participe pas à la vie économique de la nation, donc, pour un capitaliste, à la vie tout court. Il est en toute logique considéré comme néfaste, nuisible. Peu importe qu’il passe son temps libre à échanger avec sa tante dépressive ou aider son voisin à refaire sa maison, ces activités ne rentreront pas dans le calcul du PIB. C’est pourquoi quasiment tous les médias en font un être qui se nourrit uniquement d’allocations et qui regarde toute la journée des rediffusions de Motus en slip sur son canapé. Un être médiocre que certains politiques auront plaisir à vilipender et offrir à la vindicte populaire. Le chômeur est pourtant bien plus utile au patronat que ce dernier veut bien le laisser entendre, puisqu’il sert de repoussoir pour salarié trop gourmand en revendications sociales. « Tu sais combien il y en a qui rêvent d’avoir ton poste ? Tu veux passer tes journées avec Thierry Beccaro ? » Sur la fiche d’allocation d’un chômeur devrait donc figurer : « Profession : épouvantail ».
D’ailleurs, il est toujours amusant de constater qu’à la question « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » on répond systématiquement par son travail, alors qu’il est fort probable qu’on fasse pas mal d’autres choses, comme regarder des films, aller boire des coups en terrasse, discuter avec ses proches, voire des actions plus inattendues qui mériteraient d’être racontées, comme « je mange des chips goût fraise-paprika » ou « j’écoute Europe 1 ». Malgré cela, et même si notre métier ne nous plaît pas, nous répondrons par ce que la société nous incite à considérer comme utile. Pourtant, faites le test la prochaine fois qu’une personne vous pose la question. Répondez « je me brosse les dents trois fois par jour » ou « je mange du pain », et admirez une perplexité proche de celle d’une poule devant un couteau ou d’un habitant des Hauts-de-Seine devant une feuille d’impôts.
Pour se maintenir en place, le système oppressif dans lequel on évolue a besoin de culpabiliser au maximum « ceux qui ne font rien », leur faire comprendre que s’ils ne bossent pas, c’est qu’ils ne font pas d’efforts, pas même celui de « traverser la rue ». Ils seraient donc de simples profiteurs du travail des autres – sous-entendu : de gros égoïstes. C’est oublier que l’égoïsme sauve également. S’il a mauvaise presse, c’est qu’il est souvent confondu avec le seul souci de soi-même. Or il n’est pas que ça. Il est aussi une manière de se sauver d’abord pour mieux aider les autres. Cette idée est tout entière résumée par Mitch Buchannon, sauveteur dans la série Alerte à Malibu (prouesse audiovisuelle qui a autant œuvré pour la sécurité maritime que pour l’éveil à la sexualité d’une génération). En intervention dans une mer formée, lorsque nous devons ramener une victime inanimée jusque sur la plage et que devant nous se présente un obstacle – par exemple, les piliers d’une jetée –, il est intuitif de se positionner entre le corps inerte de la victime et l’obstacle. Ainsi, pense-t-on, si une vague nous propulse, notre corps fera barrage et nous n’aggraverons pas le cas de la personne que nous cherchons à sauver. Funeste erreur. Car si, en effet, nous nous trouvons projeté sur l’obstacle dans ces conditions, le risque est grand de perdre connaissance et de sombrer à deux. Il est donc recommandé de placer la victime entre l’obstacle et nous, non comme bouclier pour sauver notre peau, mais comme condition à notre survie commune. Penser à soi-même en premier lieu n’est donc pas nécessairement un mauvais réflexe. De la même manière, se demander si l’on ne devrait pas écrire un poème ou dessiner son chat plutôt que d’aller travailler en tant que cadre dirigeant d’un groupe pétrolier peut s’avérer salvateur pour nous et pour l’humanité. L’égoïsme, tout comme l’inutilité, peut sauver des vies.
La culpabilisation permanente et la traque de l’inutilité dans les comportements humains sont assez récentes dans l’histoire de l’aventure humaine. Il y a fort à parier que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, une fois leur ventre plein et le feu allumé, passaient beaucoup de temps à des activités qui nous paraîtraient aujourd’hui parfaitement vaines. Le fait qu’ils aient survécu malgré tout devrait nous amener à reconsidérer la question. À l’inverse, on crèvera sans doute d’avoir cherché une certaine forme d’utilité permanente. En témoigne le mépris dans lequel sont maintenues certaines universités : toutes celles qui n’ont pas pour vocation première d’offrir ce qu’on appelle « des débouchés » sont systématiquement raillées et voient leur budget baisser, leurs locaux se dégrader. On encouragera moins le chercheur en économie qui étudie les effets dévastateurs du trading haute fréquence que le futur larbin chez Goldman Sachs.
« C’est pour faire causer les bavards », répondait la grand-mère d’un ami lorsqu’on lui demandait quelle utilité il y avait à passer autant de temps à s’occuper de ses plantes. Comme si tout devait « servir » à quelque chose. Comme si on ne pouvait pas agir pour le simple plaisir ou la beauté du geste. Certes, ces cours de poterie ou de flûte à bec n’entraîneront peut-être pas une rentabilité à long terme, ni même à tous les autres termes. Est-ce pour ça qu’il faut s’en priver ? Combien faisons-nous de choses dans notre journée qui sont utiles ? Plutôt que de réfléchir à ce qui sera efficace ou d’anticiper telle ou telle réaction, peut-être pouvons-nous simplement faire. Ce livre est-il utile ? Quelle importance ? Certes, il va sûrement permettre à son auteur d’alimenter son compte au Lichtenstein suite aux ventes et aux traductions dans cent soixante-douze pays, et à toi de moins culpabiliser car aujourd’hui tu as lu et tu n’as pas passé ta journée à chercher des bottines sur Vinted, mais à part ça ?
Parfois, il y a également des choses qui nous paraissent inutiles à l’échelle individuelle mais qui peuvent avoir de grandes conséquences. Imaginons que celles et ceux qui jugeaient inutile de voter Philippe Poutou aux élections présidentielles l’aient quand même fait. Dans les conseils d’administration, on aurait fait face à une épidémie de descente d’organes. Le concept d’utilité pollue même nos manières de choisir. Il faut voter « utile ». Chaque personne inscrite sur les listes électorales se transforme instantanément en stratège, en statisticien, en diseuse de bonne aventure. Dans les discussions, on spécule sur les reports de voix, sur l’impossibilité de tel candidat de passer la barre d’un certain pourcentage. Et souvent, par un effet de prophétie autoréalisatrice, ceux que l’on a présentés comme des « petits » obtiennent peu de voix.
Bref, l’inutile structure nos vies et nos choix, et c’est tant mieux ! Il est une résistance aux forces de la rentabilité. Est-ce que s’intéresser à la vie sexuelle des crapauds buffles ou à la pop italienne des années quatre-vingt est utile ? Sans doute pas. Et alors ? Il est urgent d’apprendre à savoir dire « non » au diktat de l’efficacité. Et, tel Cyrano de Bergerac :
« … chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre – ou faire un vers ! »

Guillaume Meurice.
Petit éloge de la médiocrité.
Les pérégrines, 2022.

 

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