Civilisations
Tension sans fin
« Voir avec les deux yeux » consiste au contraire à penser le réel comme double, conflictuel, éternellement en tension entre des forces dont aucune victoire, ni aucune synthèse non plus, ne supprimera l’antagonisme. C’est la troisième possibilité.
Kant, par exemple, insiste sur « l’insociable sociabilité » des humains. Cet oxymore correspond à la tension perpétuelle existant, en chacun d’entre nous, non seulement entre son attirance et sa répulsion pour la vie commune mais entre sa compréhension des règles et son désir d’y échapper. En tant qu’être raisonnable, chacun comprend qu’il ne peut exister de vie commune sans lois, que leur application ne saurait souffrir d’exception. Chacun saisit donc clairement que son cas particulier doit se soumettre à la règle universelle. Toutefois, en tant qu’être sensible, passionnel, égoïste, chacun désire que son cas particulier puisse être soustrait à la règle commune, rêve d’une entorse, d’un privilège, d’un passe-droit quelconque à son profit.
Dans la politique même se tiendrait donc une tension insurmontable entre altruisme et égoïsme, raison et passion, règle commune et transgression. Ce qui nous unit, du coup, serait à la fois ce qui nous rapproche et ce qui nous rend rivaux. Ce paradoxe mérite attention. Il suggère qu’amour et haine, liaison et déliaison, au lieu d’être des contraires sans lien, soient indissociablement liés l’un à l’autre.
Empédocle concevait déjà les combinaisons des éléments du monde, leurs unions ou leurs séparations, comme résultant de deux forces cosmiques, Amour et Haine. La première, selon lui, conduit à l’unité : Amour est le nom de tout ce qui rapproche, relie, rassemble, agrège. C’est la force qui attire l’un vers l’autre des éléments ou des êtres éloignés, la puissance qui les soude. La Haine nomme l’inverse : elle désigne ce qui éloigne, délie, défait, désorganise, désagrège. C’est la puissance qui sépare, éloigne et disperse.
Entre ces deux forces, l’une qui rassemble, l’autre qui disperse, le conflit est sans fin. De leur combat éternel proviennent toutes les transformations du réel, les naissances et les morts aussi bien que les paix et les guerres. N’est-ce qu’une vieille mythologie ? Une parole plus poétique que philosophique, comme en proféraient ces « maîtres de vérité » qu’étaient les présocratiques, plus proches des mages et des prophètes que des penseurs de la rationalité ? Rien n’est moins sûr.
Au XXe siècle, Freud donne une nouvelle dimension à cette antique intuition d’Empédocle. En faisant d’Eros et Thanatos (Amour et Mort) les puissances en lutte dans notre psychisme comme dans toute l’histoire de la civilisation, il montre que l’idée est toujours actuelle, ou réactualisable, de cet affrontement éternel des pulsions de vie et des pulsions de mort, sous la forme de ce qui réunit ou désunit, rassemble ou disperse, lie ou délie.
Prudemment, Freud parle de sa « mythologie » pour désigner ce combat qui traverse les temps. L’important est de comprendre que la tension est sans fin entre ce qui nous fait citoyen d’un Etat, citoyen du monde, cives de la « civilisation », et ce qui nous en éloigne, nous porte à détruire et saccager ce qui est ainsi construit. Dans Malaise dans la civilisation, Freud souligne en outre que cette tension croît : les progrès de la civilisation vers moins de violence et de barbarie entraînent de plus en plus de frustrations des pulsions destructrices. Le mouvement de la civilisation ne cesse donc de se mettre lui-même en péril.
Roger Pol Droit.
Qu’est-ce qui ous unit ?
Plon, 2015.