Extraits philosophiques

Réalité

« Je reprends du service, je suis obligée, parce que Pôle emploi me casse les pieds. Macron avait dit : “On ne touche pas aux personnes proches de la retraite”, eh bien si. Ils menacent de me radier. »

Au bar Le Vizir, de passage à Limoges, je rencontrais Rosita, la mère de Damien. C’était mon collab’ à la documentation, devenu député, et à la sortie de Debout les femmes ! il m’avait confié : « Aujourd’hui, j’en éprouve une fierté, mais quand j’étais petit, j’avais honte que ma mère soit auxiliaire de vie. D’abord, à l’école, je n’avais pas la bonne marque de baskets. Et aussi, pour mes copains, son métier, c’était “torcher le cul des vieux”. Alors que, chez leurs parents, il y avait des médecins, des avocats Maintenant, après mes études, et encore plus avec ton film, j’en éprouve une fierté. »

J’ai insisté pour rencontrer sa mère : lorsqu’on devient un « représentant », comme moi, l’accès à la réalité, à une réalité populaire, se fait rare, compliqué. L’agenda se remplit avec des porte-parole, des associations, des « représentants », aux propos pesés, aux points de vue bienvenus, mais qui ne transpirent pas la chair et la sueur. Alors, il faut du réel comme des piqûres de rappel.
« Vous avez quel âge, si je puis me permettre ?
– 61 ans. Je souffre de polyarthrite…
– Ça veut dire quoi ?
– J’ai mal au dos. J’ai mal au genou. J’ai mal au bras. Parce que, pendant près de vingt ans, j’ai porté, porté, porté. C’est à force de soulever des personnes âgées. J’ai commencé en 2000, quand j’ai divorcé. Je courais, je courais partout. Damien, je le mettais à la garderie à 6 h 45, je le récupérais le soir. Je n’avais pas le temps de faire les devoirs avec lui. Je le faisais manger, je le mettais en pyjama et je repartais pour la nuit. On avait mis en place tout un système avec sa grande sœur. En cas d’alerte, elle tapait sur le mur pour prévenir les voisins. Ça a créé des soucis : l’assistante sociale, quand elle a appris que les enfants passaient leurs nuits seuls, elle s’en est inquiétée. Finalement on a réussi à s’expliquer avec elle, on s’en est sortis. Est-ce que c’est à cause de moi, à cause de ça, parce que je ne le suivais pas, que Damien était un mauvais élève ?
– Ah bon ? C’était un mauvais élève ?
– Oui, ils voulaient même lui faire redoubler la troisième. Je suis allée voir le Conseiller d’éducation : “S’il obtient son Brevet, il passe en seconde”. On s’est accordés là-dessus. Et à Damien, je lui ai dit : “Si l’école, c’est pas pour toi, tu prends la pelle et la pioche”.
« J’ai fait la course, comme ça, entre la maison et les patients jusqu’en 2017. Là, j’ai lâché prise, à cause des douleurs. Et aussi à cause des horaires. Le Conseil départemental, en Corrèze, il nous a réduit nos heures. On n’avait plus que trente minutes pour faire manger les papis, pour leur vaisselle, pour le coup de balai… Alors qu’on me demandait, en plus, de faire des soins, d’aspirer une trachéo, de changer une sonde urinaire. Je ne tenais plus. Je me suis retrouvée en invalidité, deuxième catégorie.
– Vous touchez combien ?
– 689 €, plus 350 € de réversion, 100 € d’allocation spécifique de solidarité. Mais là-dessus, 412 € de loyer…
– Et vous vous en sortez ?
– Je fais gaffe. »
Son fils, pas Damien, un autre, le grand, intervient : « Chez elle, il n’y a pas un voyant qui est allumé…
– J’en ai pour 30 € mensuels d’électricité.
– Et il faut éviter d’aller chez elle l’hiver…
– J’en ai pour 30 € de gaz aussi. J’espère que ça va pas trop augmenter…
– C’est à cause de ça que vous allez reprendre du service ?
– Non, c’est Pôle emploi. La conseillère, elle pousse, elle pousse, elle pousse… Elle m’a dit : “Vous devez venir le 18 avril”. Finalement, j’ai vérifié, c’est un jour férié. “Mais je n’ai pas de voiture en ce moment…”, je lui ai fait remarquer. “Tant pis, prenez un taxi”. Et elle a ajouté : “Vous avez intérêt à y être”. »
En décembre, Pôle emploi a battu son record de radiations : 52 000 le même mois, + 40 % sur un an. « Ils vont me donner 8 heures par semaine, deux heures par jour, pendant quatre jours. Et normalement, si tout va bien, je serai à la retraite le 1er mars prochain. »
Emmanuel Macron, candidat à sa propre succession, venait, la semaine d’avant, de présenter son programme : « Le plein emploi, cet objectif est atteignable. Il suffit de faire dans les cinq ans qui viennent ce qui a été fait dans les cinq ans qui viennent de s’écouler. » Mais le plein emploi, à sa façon, ce ne sont pas des emplois pleins : plutôt des bouts de boulot.

François Ruffin.
La bataille des retraites.
Les liens qui libèrent, 2022.

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