Extraits philosophiques

Bon sens

Le bon sens a-t-il disparu ? Je crains que cela ne relève de l’évidence. Pourquoi ? Parce que beaucoup s’éloignent de la « nature ». Je m’explique : dans l’ensemble des systèmes naturels, il y a une cohérence. Pour un observateur même relativement ignare, la nature donne au quotidien des explications ou des démonstrations d’une certaine cohérence. Quand les pommes sont mûres, elles tombent par gravité. Quand il pleut, c’est mouillé. Or, nous ne sommes plus dans le réel du tout : on n’est plus jamais mouillé aujourd’hui. Lorsque j’étais jeune et qu’il pleuvait, si on n’avait pas d’imperméable… On ne voit plus personne avec des imperméables, ça n’existe presque plus. Le monde s’est protégé. Jadis, on avait tous des manteaux, on ne sortait pas sans manteau. Aujourd’hui les gens n’ont presque plus de manteaux. Ce sont des signes.
En fait, tout le monde aujourd’hui pense être à l’abri de tout ou pouvoir se fabriquer quelque chose qui l’éloigne de la réalité ou le protège de la réalité. Or, plus on s’éloigne de la réalité, plus on entre dans des systèmes, plus les individus perdent leur bon sens. Mais non, ça ne peut pas marcher dans ce sens-là ! Aujourd’hui, les réactions simples qui permettaient d’avoir un comportement qui s’alignait sur un certain nombre de réalités ont disparu puisqu’on a complètement éloigné ces réalités.
On se croit « à l’abri de tout ». On veut se mettre à l’abri de tout. C’est intéressant, comme idée. C’est-à-dire se protéger de tout, mais se protéger de quoi, au vrai ? De la vie ? De la vie, des accidents… Les compagnies d’assurances font fortune parce que tout le monde s’assure contre tout et ainsi de suite. C’est-à-dire que notre société a vu les déviances. Il y a eu le désir de l’assurance sociale, qui est quand même quelque chose de complètement génial, c’est une vraie ambition sociétale : qui que nous soyons, quoi que nous représentions dans la société, si nous sommes malades, nous sommes soignés — c’est formidable ! Voilà du sens. Ça a plus que du sens, c’est extraordinaire, c’est l’invention humaine qui fait que nous ne sommes pas répugnants. C’est le même hélicoptère qui vient te chercher au bord de l’autoroute que tu sois surendetté et chômeur ou que tu aies 1 milliard de dollars sur tes comptes. C’est une vraie réussite intellectuelle, émotionnelle, une vraie réussite de notre société. Mais pour ce qui est du reste, mes coreligionnaires veulent se protéger de tout parce qu’ils ont peur de tout. À partir du moment où tu fais entrer le principe de précaution dans la Constitution, ça veut dire qu’il est interdit de pleuvoir si on n’a pas d’imper… Si tu n’es pas protégé, tu es en tort : comment se fait-il qu’il pleuve ? On n’a pas d’imper… Il ne devrait pas pleuvoir, pas à cette heure-ci, il doit pleuvoir quand on dort. Et ainsi de suite. Le monde s’est fabriqué à l’envers et ce montage à l’envers fait que les gens n’ont pas de sens et ont de moins en moins de bon sens.

Comment se fait-il que, pendant des années, la nature humaine ait mis le bon sens à la poubelle ? Comment se fait-il qu’on soit « gérés » par ceux (les plus nombreux) pour lesquels le bon sens n’est pas la vraie priorité ? C’est ça que je trouve très impressionnant. Toujours des idées à la con, superposées : il est apparu de bon ton, au nom de la liberté, de faire sauter les dictateurs en Libye ou je ne sais où encore sans réfléchir, au préalable, aux conséquences… et pour quel résultat ? Je le demande.
Mais qu’est-ce qui fait que le bon sens n’intéresse pas, ne soit pas au cœur de tout, qu’il n’y ait pas de concentrations intellectuelles qui seraient de bon sens ? Et de concentrations intellectuelles qui pourraient s’approcher de ce qui fait rêver l’homme et pas de ce qui le fait vivre ? C’est ça qui est très intéressant comme question. On vit avec du bon sens, on ne vit pas qu’avec des rêves… Et, de fait, on s’aperçoit que ce sont toujours les marchands de rêves qui gagnent. Pourquoi ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de frein à cela, qu’on ne soit pas parvenus à mettre le holà à toutes ces exagérations, ces impossibilités ou ces croyances stupides ? Si les pays ont des dictateurs, c’est qu’en fait ça leur réussit assez bien. Ce n’est pas un accident politique, c’est la création d’un pays qui est fait à ce moment-là pour avoir ce type de gouvernement, c’est tout. Ce qui me sidère, c’est que le bon sens n’ait pas droit de cité, qu’on ne se pose pas la question de savoir comment, par quels moyens on pourrait au quotidien améliorer les choses ; plutôt que de vouloir tout faire exploser pour remplacer, bien souvent, par pire. C’est une question contemporaine, une question que les hommes doivent se poser. Quand les Américains font la guerre au tyran en Irak, c’est pour faire quoi ? Pour quel résultat, dans quel espoir ? Pour amener à chaque fois le pire. Le mieux est l’ennemi du bien : cette base de réflexion simple n’est pas d’usage en géopolitique. On rêve du sublime… Je pense à tous ceux qui mettent dans leur chambre un portrait de Che Guevara avec son béret à étoile, cet homme qui a fait tuer des centaines de gens et qui sourit… C’est quoi, ça ?

Olivier de Kersauson.
Veritas tantam.
Cherche Midi, 2022.

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