Capitalisme et numérique
Le capitalisme de surveillance revendique unilatéralement l’expérience humaine comme matière première gratuite destinée à être traduite en données comportementales. Bien que certaines de ces données soient utilisées pour améliorer des produits ou des services, le reste est déclaré comme un surplus comportemental propriétaire, qui vient alimenter des chaînes de production avancées, connues sous le nom d’« intelligence artificielle », pour être transformé en produits de prédiction qui anticipent ce que vous allez faire, maintenant, bientôt, plus tard. Enfin, ces produits de prédiction sont négociés sur un nouveau marché, celui des prédictions comportementales, que j’appelle les marchés des comportements futurs. Les capitalistes de surveillance se sont énormément enrichis grâce à ces opérations commerciales, car de nombreuses entreprises sont enclines à miser sur notre comportement futur.
Comme on le verra dans les prochains chapitres, la dynamique concurrentielle de ces nouveaux marchés pousse les capitalistes de surveillance à obtenir des sources de surplus comportemental toujours plus prédictives : notre voix, notre personnalité, nos émotions. En fin de compte, les capitalistes de surveillance ont découvert que les données comportementales les plus prédictives s’obtiennent en intervenant directement pour inciter (nudge) et influencer, ajuster (tune) et aiguillonner (herd) le comportement vers des résultats rentables. La pression de la concurrence a provoqué ce changement à la faveur duquel des processus automatisés non seulement connaissent notre comportement mais le façonnent aussi à grande échelle. Avec cette réorientation, du savoir vers le pouvoir, automatiser les flux d’informations nous concernant ne suffit plus ; le but est désormais de nous automatiser. Dans cette phase d’évolution du capitalisme de surveillance, les moyens de production sont subordonnés à des « moyens de modification des comportements » de plus en plus complexes et globaux. Ainsi, le capitalisme de surveillance fait naître un nouveau type de pouvoir que j’appelle instrumentarisme. Le pouvoir instrumentarien connaît et façonne le comportement humain pour que d’autres atteignent leurs objectifs. Au lieu d’armements et d’armées, il impose sa volonté à travers le medium automatisé d’une architecture computationnelle de plus en plus ubiquitaire, d’appareils, d’objets et d’espaces « intelligents » interconnectés.
Dans les prochains chapitres, nous suivrons l’expansion et la dissémination de ces opérations et le pouvoir instrumentarien qui les entretient. Il est en effet devenu difficile d’échapper à ce projet de marché ambitieux, dont les tentacules s’étendent du simple aiguillonnage (herding) des innocents joueurs de Pokémon Go à manger, boire, consommer dans les restaurants, bars, fast-food et magasins qui paient pour jouer sur les marchés des comportements futurs, jusqu’à l’appropriation sans vergogne du surplus des profils Facebook en vue de remodeler les comportements individuels, qu’il s’agisse d’acheter une crème pour l’acné le vendredi à 17 h 45, de cliquer « oui » sur une offre de nouvelles baskets alors que l’endorphine court à travers votre cerveau après votre jogging dominical, ou encore de voter la semaine suivante. Tout comme le capitalisme industriel a été contraint d’intensifier constamment ses moyens de production, les capitalistes de surveillance et les acteurs de ce marché sont aujourd’hui pris au piège de l’intensification permanente des moyens de modification des comportements, et de la puissance agglomérante du pouvoir instrumentarien.
Le capitalisme de surveillance va à l’opposé du rêve initial du numérique, en reléguant l’Aware Home à de l’histoire ancienne. Il défait l’illusion que le modèle du réseau aurait une sorte de contenu éthique inhérent, qu’être « connecté » serait d’une manière ou d’une autre intrinsèquement pro-social, ouvert par essence, ou tendant naturellement vers la démocratisation du savoir. La connexion numérique est désormais un moyen pour que d’autres atteignent leurs objectifs commerciaux. Dans le fond, le capitalisme de surveillance est autoréférentiel et parasitaire. Il fait renaître l’image donnée par Karl Marx du capitalisme comme vampire qui se nourrit du travail, mais avec un tour inattendu. Au lieu du travail, le capitalisme de surveillance se nourrit de chaque aspect de l’expérience humaine.
Âge du capitalisme de surveillance.
Zuboff, Shoshana.
Zulma essais, 2021.