Les vieux
Lorsque la Jaguar fut à hauteur de la guérite d’accueil, la vitre foncée s’effaça devant le visage poupon du conducteur, qui attendit un instant avant d’ôter les lunettes solaires qui masquaient ses yeux bleus. Il décocha un sourire au préposé à l’accueil qui le regarda avec un air terne et resta silencieux. Dépité, l’arrivant rempocha son sourire et se présenta d’une voix sèche.
— Me Alexandre Geoffroy. Je suis invité par Lise Charcot, pour son émission Des hauts débats.
L’homme tapota sur le clavier de son ordinateur.
— Geoffroy ? Pouvez épeler ?
L’avocat soupira et, de mauvaise grâce, égrena les lettres de son patronyme. Ce crétin n’avait reconnu ni son visage, ni son nom…
— C’est bon. Vous pouvez vous garer dans le parking.
— Je sais, trancha Me Geoffroy en donnant un petit coup de gaz ; j’ai l’habitude.
La barrière s’ouvrit et la puissante voiture démarra avec un crissement de pneus et de frustration.
Décidément, tout foutait le camp… Comment voulait-on s’en sortir si les employés d’une boîte ne connaissaient pas leurs « clients » habituels ? Évidemment, on lui rétorquerait que les services de surveillance et d’accueil étaient désormais assurés par des sociétés de gardiennage indépendantes et que leurs employés n’étaient pas tenus de regarder les émissions de télévision produites par la chaîne dont ils surveillaient les bâtiments, pas plus qu’ils n’auraient été obligés, s’ils gardaient une usine de légumes en conserve, de manger des boîtes de petits pois. Mais Me Geoffroy était un farouche adversaire de ces pratiques d’externalisation ; il était un artisan qui tenait à garder le contrôle sur les activités qui dépendaient de son art. Peut-être ferait-il bientôt figure de dinosaure…
Il se gara à côté d’une collection de micro-voitures urbaines électriques, non sans s’amuser à lancer une ultime bouffée de CO2 produit par le moteur 3,8 litres de son merveilleux engin. Il avait dû batailler pour l’acquérir, malgré les lois de plus en plus restrictives en matière de véhicules à moteur thermique. Les amitiés ministérielles servaient à tout, même au choix d’une voiture. « Je suis un résistant », songea-t-il en s’extirpant de l’habitacle. Même si le résistant avait de plus en plus intérêt à être discret et à feindre sa plus vive adhésion aux valeurs actuelles. Mais quelles étaient ses valeurs ? Les voitures comme la sienne étaient désormais rarissimes, on ne pouvait plus les accuser d’être responsables d’un réchauffement climatique dont la majorité de la population semblait ne plus se préoccuper. Le gouvernement avait tout fait pour qu’il en soit ainsi. Les lanceurs d’alerte étaient devenus des criminels et les grands prêtres de la religion technologique avaient achevé de rassurer le bon peuple, ravi de pouvoir continuer à vivre sans devoir trop changer ses habitudes. Amen.
Au moment où il pénétrait dans le hall, sa montre lui signala que sa mère avait essayé de l’appeler. Il avait le temps ; la sonnerie retentit deux fois et la vieille femme décrocha.
— Tout va bien ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Très bien. Rosalie vient me rendre visite ce matin et nous irons manger ensemble au restaurant qui vient d’ouvrir près de chez moi. Tu sais, je t’en ai parlé…
— Oui, je vois. C’est une bonne idée. Embrasse-la de ma part…
— Et toi, mon grand ? Quelles nouvelles ?
— Je suis à la télévision, là, pour l’émission dont je t’ai parlé…
Il y eut un blanc.
— L’émission ?
— Avec Lise Charcot…
— Ah oui ! Une jolie femme…
— Je dois te laisser, Maman…
Ils s’embrassèrent et il se déconnecta. Une stagiaire venait d’arriver dans le vaste hall d’accueil de Primat, la principale chaîne de télévision du pays, fleuron de cette fusion « win-win » entre les anciens services publics et le secteur privé.
La stagiaire portait l’uniforme bleu foncé ponctué de rouge, les couleurs de la marque, qui étaient également celles du groupe FIT (« Future Is Today ») actif dans les médias, l’édition, l’industrie et la recherche pharmaceutiques, sans oublier les télécommunications. Geoffroy entretenait les meilleures relations avec plusieurs directeurs du consortium et avait le numéro direct des principaux journalistes des différents médias de FIT.
— Me Geoffroy, bonjour !
Elle était ravissante ; voilà qui réparait le vilain accueil de cet horrible moustachu – portait-il vraiment une moustache ? L’avocat ne le savait plus, il l’avait à peine regardé, mais c’était pour lui un signe de vilenie et le préposé inamical ne pouvait donc qu’en être pourvu.
— Je m’appelle Rosella. Je vais vous conduire au maquillage. Madame Charcot vous y rejoindra dans quelques instants.
— Avec plaisir, Rosella ; je suis tout à vous !
Il avait glissé ses lunettes solaires dans la poche de son veston et souriait à nouveau, de toutes ses dents blanchissimes. Il emboîta le pas à la jeune femme et se laissa guider par ces délicieuses jambes nues sous une jupe assez courte, juste ce qu’il fallait pour combiner élégance et séduction. La vie était belle. Dans sa jeunesse, il avait connu cette vague féministe terrifiante qui avait assimilé tous les hommes à des pervers sexuels ; mais quel mal y avait-il à admirer une jolie femme ? Heureusement, ces temps aussi étaient révolus et le bon sens avait repris ses droits. Dans quelques instants, il se retrouverait sur le plateau du talk-show le plus regardé du pays et des jeunes filles comme Rosella pourraient soupirer de plaisir devant ses talents d’orateur, la pertinence de ses arguments ainsi que la délicatesse de ses traits et la qualité de ses vêtements.
L’hôtesse s’effaça pour le laisser monter dans l’ascenseur, où elle le rejoignit.
— Vous devriez donner des cours aux ours qui ont en charge la surveillance de l’entrée, lança-t-il avec un clin d’œil. De vrais Ménapiens !
— Je ne pense pas qu’ils oseraient encore s’opposer à César, dit-elle en rosissant.
Les vieux ne parlent plus.
Vincent Engel.
Ker Éditions, 2020.