Le terrier
L’une des nouvelles les plus saisissantes de Franz Kafka, Le Terrier, décrit, avec de nombreux détails, les démarches qu’entreprend un étrange animal pour se construire une demeure qui lui permettrait de se protéger de tous les ennemis possibles et de trouver ainsi la paix. Or cette habitation grandiose n’est qu’un trou creusé dans la terre. Une fosse. Une prison.
Cette saisissante image est l’une des plus fortes qui ait jamais été faite de notre condition. Car ce sombre personnage qui creuse sans répit son terrier, c’est chacun de nous. Kafka ne raconte pas une histoire, comme le font d’ordinaire les écrivains. Il décrit notre existence. Il raconte nos efforts pour construire un monde rationnel et ordonné qui nous permettrait de tenir à distance l’irrationalité inquiétante des événements et des êtres. Or ces efforts, nous montre Kafka, quels que soient les résultats qu’ils nous permettent d’obtenir, loin de nous donner la liberté espérée, ne font que nous enfermer toujours plus durement.
Pouvons-nous nous protéger de tout ?
La réalité n’est-elle pas angoissante, nous condamnant à supporter nombre de choses dont nous ne voudrions pas qu’elles surviennent ? N’entrave-t-elle pas bien trop souvent l’accomplissement de nos désirs ? Aussi, pourquoi ne pas bâtir notre propre abri ? Sommes-nous vraiment tenus d’être dépendants des autres et des situations extérieures ? Voilà bien ce que chacun de nous, à un moment ou à un autre, est enclin à penser. Enfin, rester avec soi seul. Ne plus être à la merci des circonstances. Qui ne voudrait pas en finir avec ce monde instable et ces autres qui font presque toujours capoter nos plans pourtant si patiemment échafaudés ? Ces autres êtres humains qui ne nous aiment pas comme nous le voudrions. Qui ne nous reconnaissent pas quand nous le désirons. Qui ne nous donnent pas ce que nous croyons mériter. Comment ne pas vouloir être délivré de cette pénible incertitude qui signe l’existence commune ?
Redoubler sans cesse d’efforts : portrait de notre esprit à l’œuvre
Si nous agissons de façon plus ou moins inconsistante, sans du coup prendre conscience de ce qui nous meut, le récit de Kafka met au jour la logique d’un tel projet poussée dans ses plus fines conséquences. L’animal du récit est entièrement absorbé par sa mission ; il s’enferme dans son trou de façon cohérente et constante. Mais, comme la sécurité à laquelle il aspire ne lui est jamais accordée, il lui faut sans cesse redoubler d’efforts et recommencer ses plans. Il ne peut jamais s’arrêter.
Le narrateur s’engage à construire une fausse entrée destinée à servir de leurre, transformant le véritable accès en un labyrinthe de zigzags. Sa construction souterraine se fait ainsi de plus en plus complexe, composée de couloirs, de ronds-points, de galeries et d’une place forte qui, au centre du terrier, constitue une sorte de « forteresse intérieure » où il pourrait s’enfermer en cas d’urgence.
Cette activité fébrile, en son ressort le plus profond et décisif, bien plus qu’à protéger réellement le narrateur, vise à le libérer de son angoisse : « Si tout était enfin sous contrôle, je n’aurais plus peur ! » se dit-il. Mais voilà en vérité la plus malheureuse des illusions. Le terrier qui devait l’abriter du danger, non seulement n’y réussit pas, mais d’une part l’isole et d’autre part, en ne le réconfortant jamais entièrement, intensifie sa panique.
Kafka offre ainsi une incroyable description du fonctionnement habituel de notre esprit. En espérant qu’à force de recettes et de calculs nous tiendrons à distance notre angoisse, nous ne faisons que la perpétuer.
Le grand leurre est qu’en cherchant à fuir notre panique nous ne nous rendons pas compte que c’est elle qui conditionne toutes nos pensées et nos décisions.
Avec une grande finesse, Kafka souligne que même les moments de calme et de relative tranquillité, qui pourraient sembler rassurants, ne le sont nullement. Ils sont encore plus inquiétants car, nous dit le narrateur, si les ennemis en étaient avertis, ils auraient plus facilement raison du terrier et de son propriétaire. Le moindre signe de détente est ainsi l’occasion d’une angoisse encore plus grande.
Il ne faut en rien relâcher nos efforts. Jamais.
Toutes les réflexions que nous pouvons avoir sur la cohérence et la solidité du terrier, toutes nos attentions ne font paradoxalement que nous rendre encore plus inquiets et paranoïaques. La construction du terrier n’est jamais achevée. Nous ne serons jamais assez en sécurité. Les menaces réelles ou illusoires – mais comment les distinguer ? – sont infinies. Il ne faut jamais baisser la garde. Il n’y a aucune alternative. Aucune issue. Aucune libération possible.
Fabrice Midal.
La tendresse du monde.
Flammarion, 2013.