Oui oui
Cessez d’obéir
Vous êtes intelligent
Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres.
La Boétie
J’étais enfant, nous étions en vacances, en famille, dans le sud de la France. Sur la plage, mes parents nous avaient inscrits, ma sœur et moi, à un concours de châteaux de sable. Nous disposions d’une heure, je me suis attelé à la construction d’un vrai château, avec ses donjons et ses ponts-levis. Je n’ai pas réussi à en terminer la moitié. Ma sœur, elle, avait choisi de sculpter une coccinelle et, pour qu’elle soit parfaite, elle l’avait ponctuée de confiture de fraise – elle en avait rapporté un pot de la maison. Elle avait gagné le premier prix, et ma déception était énorme. Non pas parce qu’elle avait gagné, mais parce que j’estimais qu’elle n’avait pas respecté la consigne. Les organisateurs du concours, eux, avaient récompensé sa créativité et évidemment son savoir-faire. Sa coccinelle, je l’admets, était une réussite.
Cette anecdote me revient à l’esprit à chaque fois que je suis pris par la tentation de suivre aveuglément, à la lettre, une règle dans laquelle je finis par m’enferrer. Une règle qui m’est édictée ou, plus souvent encore, une règle que je m’impose à moi-même, que je nomme une habitude et dont je me rends inutilement prisonnier. Je crois bien faire, mais je manque d’une claire vision de la situation. Ce que je fais est absurde…
Obéir semble souvent la solution facile et un gage de prudence puisqu’ainsi nous ne nous écartons pas du chemin tracé par d’autres. Nous n’avons plus peur de nous tromper : en suivant la consigne à la lettre, nous sommes sûrs de « bien faire ». Sans même en prendre conscience, nous nous livrons à un acte de servitude. Nous râlons parfois un peu, mais nous nous exécutons quand même…
Étienne de La Boétie, rendu célèbre par son amitié avec Montaigne, a écrit en 1549, très jeune, un livre inouï, De la servitude volontaire. Ce texte prodigieux a été « oublié » pendant des siècles avant d’être réhabilité en partie par Gandhi, l’apôtre de la non-violence. La Boétie y pose une question surprenante : pourquoi les hommes renoncent-ils si facilement à leur liberté pour obéir à un autre ? L’une des raisons, dit-il, est notre peur de perdre la parcelle de pouvoir que nous détenons, aussi minime soit-elle. Et il a cette formule qui n’a malheureusement rien perdu de sa fulgurance : « Le tyran tyrannise grâce à une cascade de tyranneaux, tyrannisés sans doute mais tyrannisant à leur tour. »
Les courtisans que nous restons anticipent les ordres et ne veulent surtout pas soulever de vagues. Ils se brident, servent le maître (ou le courant majoritaire) et anticipent même ses désirs – parce qu’ils en tirent profit, au moins celui d’être transparents, de se fondre dans la masse. Ils obéissent parce qu’ils ne veulent pas prendre de risques ni avoir d’emmerdes. Ils acceptent la censure et s’autocensurent. Ils sont persuadés qu’il n’existe pas, pour eux ni pour la société, d’autre solution que la servitude, l’abdication, l’imitation. Ils en sont arrivés à oublier leur profond désir de dire non face à l’absurdité de certains ordres…
Pourtant, nous sentons bien qu’obéir sans discuter, sans comprendre pourquoi, voire sans être d’accord, nous étouffe, nous éteint, empêche l’intelligence que nous portons en nous d’éclore. Nous avons envie de dire non, mais quelque chose nous retient. Une éducation, un formatage.
Depuis sa naissance, le petit humain est incité à rentrer dans un moule au lieu de prendre le risque d’assumer sa propre liberté. À l’école, il apprend à appliquer des règles toutes faites, il est bombardé des connaissances nécessaires pour le rendre disponible sur le marché du travail. On ne lui enseigne ni à réfléchir ni à être humain, mais à reproduire à l’identique, durant les contrôles et les examens, des connaissances qu’il a apprises par cœur. Notre éducation fait abstraction du monde chaotique d’aujourd’hui et de demain où chacun sera un jour amené à changer de métier ou de lieu de vie, à évoluer très rapidement au sein de sa profession pour s’adapter à la vitesse de notre XXIe siècle. Une époque où il aura alors surtout besoin d’avoir l’intelligence des situations pour penser par lui-même, pour questionner, pour lire, non pour obéir à des règles qui seront très vite dépassées. Pour se débrouiller dans la vie. Au lieu de formater les gens à un état donné de la société, nous devrions leur apprendre à penser et à être libres ! Cela serait à la fois plus humain, mais aussi plus efficace.
Nous confondons formation et formatage. Même un stage de trampoline pour enfants de quatre ans se transforme en « apprentissage de techniques » et en parcours sanctionné par une « évaluation des compétences ». Donc en lutte, en compétition, indépendamment de la dimension du plaisir et de l’épanouissement qui ne sont plus qu’accessoires. Peu importe l’épanouissement de l’individu : il apparaît comme une demande narcissique, seule compte une comptabilité aveugle. Nous sommes comme le petit garçon que j’étais sur la plage : nous croyons bien faire, mais nous construisons les conditions de notre échec. Nous ne savons plus prendre de la hauteur et voir plus grand que le cadre dans lequel nous sommes enfermés, dans lequel nous nous enfermons. Pourtant, ce cadre n’est pas fermé ! Les règles sont beaucoup moins rigides qu’on ne le croit.
Fabrice Midal.
Foutez-vous la paix !
Flammarion, 2016.