Extraits philosophiques

Poisson rouge

Trop de réels tuent le réel
Atlanta, 13 octobre 2018. Il a fallu du temps à la police pour prendre au sérieux les appels qu’elle recevait depuis près d’une heure. La voix du vendeur trahissait son affolement : personne, depuis de longues minutes, n’était sorti de l’Ikea dans lequel il travaillait. Pour un samedi après-midi, à un peu plus d’un mois de Thanksgiving, c’était inquiétant. Quelque chose devait se passer, une prise d’otages, un accident, un phénomène inexplicable. À l’intérieur, nul affolement, au contraire : les caissiers consultaient leur smartphone pour passer le temps, dans l’attente de clients qui ne venaient pas. L’explication : quelqu’un s’était amusé à recouvrir le sol du magasin de flèches disposées de façon à créer un labyrinthe inextricable. Disciplinés et tout à leurs courses, les clients tournaient en rond, incapables de trouver la sortie. Ils passaient des chambres à coucher aux salons, des salons aux cuisines, aux bureaux, pour revenir à nouveau dans les chambres. Le magasin était gigantesque, aussi leur fallait-il du temps pour se rendre compte qu’ils étaient déjà passés par là, et l’architecture particulière des rayons rendait la sortie invisible. Ils erraient.
Vraie ou fausse, cette histoire, postée sur un site d’information inconnu du grand public, a été relayée en force sur les réseaux sociaux, assortis de commentaires tantôt hilares, tantôt scandalisés. La suite de l’article vendait la mèche en décrivant une situation tellement apocalyptique qu’elle ne pouvait que provoquer le rire : clients dormant sur les canapés, faisant une chaîne humaine dans l’espoir de trouver la sortie, dévalisant le restaurant pour constituer un stock de provisions, et même une femme enceinte forcée d’accoucher sur un des lits des espaces de démonstration.
Le succès de ce canular en ligne souligne les paradoxes de la discussion connectée. Pris au sérieux par ceux qui l’ont relayé avant d’en prendre totalement connaissance, il a bien sûr nourri une controverse sur le fonctionnement de la grande surface suédoise. Mais il traduit également la crainte de l’époque, autrement plus profonde. Ce parcours fléché est la matérialisation des algorithmes qui, en permanence, nous guident dans nos parcours et nos décisions : les suivre aveuglément en croyant à leur promesse d’optimisation a fait de nous des somnambules.

Prophétie autoréalisatrice
L’économie de l’attention a poussé les plates-formes à créer des environnements qui collent à nos attentes. Ce qui nous entoure devient notre horizon. Les comportements numériques s’expriment dans le cadre ainsi défini, et en renforcent la pertinence et la limite. La victime de ce mécanisme de prophétie autoréalisatrice est notre perception de l’espace.
La musique en donne un exemple moins anecdotique qu’il n’y paraît. Son confinement aux casques reliés aux smartphones et la liberté laissée à Spotify, Apple Music ou autre Deezer de la programmer, au gré des historiques d’écoute, des recommandations des « amis », et de tout ce que les données comportementales ont appris aux plates-formes, a changé notre mémoire auditive. Les playlists et les radios relinéarisées ne doivent rien au hasard : dans le monde des datas, elles ne veulent ni bouleverser ni choquer, ni réveiller ni mobiliser, mais plutôt proposer quelque chose de confortable qui satisfasse de façon prévisible et individuelle. Même si une fonction « découverte » s’instille désormais dans les algorithmes de recommandation, la difficulté de l’utilisateur à être confronté à des sons qui lui sont étrangers est réelle. Les albums ne font plus événement autre que commercial, et l’irruption des artistes sur les réseaux sociaux, pour réussie qu’elle soit, n’arrive pas encore à trouver un écho qui aille au-delà de leurs followers. Le contexte n’est plus le même pour tout le monde, la musique du moment est fragmentée dans la solitude des écouteurs et les eaux glacées du calcul algorithmique.
Ce n’est pas la qualité ou la diversité de la création qui a changé, mais sa réception. Ainsi, le rock fut un mouvement social indissociable des nouveautés technologiques de l’époque. Le transistor rendait la musique mobile, dans un contexte de média de masse : la même musique, au même moment, pour tous. Alors même que le mange-disque ou la platine invitaient également à l’écoute collective, entre amis, ou « contre » sa famille. Pour ceux qui y croyaient, il s’agissait de conquérir l’espace public en y entrant d’abord par effraction, puis en imposant son look, ses festivals, ses modes de vie. Pour ou contre, il fallait prendre position. Affrontement de générations, lutte des classes, opposition des valeurs, le rock fut de toutes les tensions en étant la bande-son de l’époque. Tout est affaire de tribus autarciques aujourd’hui, et la musique n’échappe pas à l’irrévocable fragmentation des mondes.
Ce qui est arrivé à la musique s’étend à nos images, nos sons, nos lectures, nos souvenirs, nos croyances. L’exposition collective s’estompe, ou, plus exactement, elle n’est plus médiatisée. Nous vibrons de moins en moins ensemble à distance, ce qui fut un acquis du XXe siècle. Il nous faut, à nouveau, être physiquement côte à côte pour ressentir la communauté. Le paradoxe n’est pas sans saveur, il explique le renouveau des concerts et spectacles, mais il réduit notre universalité.

La civilisation du poisson rouge.
Bru,o Patino.
Grasset, 2019.

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