Extraits littéraires

Naissance

J’étais en deuil, à vingt-huit ans, quand j’ai pris la mer sur un beau voilier vert. Je partais autour du monde, et je n’avais aucuns papiers sur moi. Trois jours plus tard, vous me direz, j’aurais changé d’identité. À croire que je m’en doutais.
Le voilier s’appelait Aeleutheria, ce qui signifie « liberté » en grec ancien. Il était grand : cinquante pieds, beau comme une illusion. Il était lourd : treize tonnes de plomb, d’acier, de bois. Il n’avait pas coûté si cher que ça, mais assez pour mettre sur la paille un hurluberlu dans mon genre. Il naviguait sous grand-voile et foc tempête, sa seule garde-robe. Il n’était qu’à moitié fini, le jour du départ, à moitié peint. Certains se rappellent un bateau vert amande, d’autres un bateau passé au minium. Quelle bagarre de témoins s’il avait coulé dès la sortie du port, accroché par un caillou ! En fait il avait coulé sans témoin bien avant sa mise en chantier, un naufrage qu’il feignait d’ignorer. Mais va mentir à la mer.
On était trois à mettre les voiles, quatre avec le hasard : ce bon vieux passager clandestin. Dans « clandestin », je sais, il y a… chut !… Bref, rien à signaler durant les deux premiers jours. Le sud ouvrait ses longs bras dorés, le vent soufflait dans le bon sens. Et rien à signaler le troisième jour, en tout cas rien jusqu’au coucher du soleil. Le ciel rouge se fit bleu, se fit nuit, se fit nuit étoilée. Le voilier filait sous la lune, lançant comme une poussière de neige. À cette vitesse-là, pensais-je, on atteindrait l’équateur avant un mois. La gonio m’annonçait l’Espagne à cent milles devant.
J’avais fini mes heures de veille et je suis descendu me coucher. Je commençais à m’endormir quand le bruit du moteur m’a rouvert les yeux. Il démarrait, s’étouffait, démarrait, s’étouffait, ne démarrait pas. Ça vous fend le cœur, un bruit pareil dans les ténèbres, ça vous oppresse. On dirait une souffrance humaine, un appel au secours de nouveau-né. Pourquoi on lance le moteur ? Pourquoi il ne démarre pas ? Est-ce qu’il va bientôt démarrer ? Est-ce qu’il a rendu l’âme, ce brave RCD 80 CV bleu layette révisé à neuf ? C’est épuisant, pour le corps humain, toutes ces questions. Il ne sait plus s’il faut dormir, appeler, monter voir ce qui se passe – il s’endort, il écrase, ils n’ont qu’à foutre le moteur par-dessus bord, se démerder.
Claudius est entré dans ma cabine, ou plutôt le rayon d’une lampe torche environné d’un souffle court :
— Le moteur ne démarre pas.
— Pourquoi tu veux le mettre en route ?
— Le vent est tombé.
— Il reviendra, le moteur attendra.
— On n’a plus d’électricité à bord, plus de compas, plus de table à carte, plus rien.
Claudius, c’est mon équipage, mon pote, un Cévenol insensible au froid, au chaud. Il n’est pas marin pour deux sous, mais il est à l’aise partout, dans la vie, sur le pont d’un bateau comme ailleurs. Il n’a peur de rien, ni des bagarres ni du gros temps. Seul l’avion lui retourne les sangs, personne n’est parfait. Il me les retourne à moi aussi. J’ai peur dans les airs, enfermé, prisonnier, ça commence à bord des ascenseurs.
— OK, j’arrive, j’ai dit en me levant. C’est la prise d’air qui fait yèche ! Je vais lui causer.
On était en mer depuis soixante-douze heures à peine, et les bobos s’additionnaient. Le plus embêtant, c’était la prise d’air entre la cuve à gasoil et les injecteurs. Le moteur s’arrêtait subitement, se fichant bien qu’on aille taper dans le décor. Pas de moteur : pas d’hélice, pas d’alternateur, pas d’instruments, pas de glacière, pas de côtelettes de porc dans l’échine, pas de beurre au petit déjeuner, on est mal. C’est vrai qu’on aurait dû y penser plus tôt, à toutes ces babioles. Et c’est vrai aussi qu’on avait quitté l’île de Groix comme des voleurs, un soir de beuveries chantées avec les îliens. Au moins on était partis, contrairement à tant d’autres. Quand on attend trop, on répare trop, on oublie la mer, on ne part jamais. On ouvre un Café des Amis sur le port en face du bateau qui s’étiole, on rince la dalle aux hommes de bonne volonté. Et la nostalgie se déguise en verre à pied.
On s’est partagé le boulot, Claudius et moi. Lui en haut pour démarrer, moi en bas pour lui dire quand démarrer. Me voilà installé dans le local moteur avec mon jeu de clés tout Inox, et, risque d’incendie ou pas, le gros fanal à fioul domestique version Long John Silver. C’est mon bébé Cadum, ce moteur, on est fusionnels, on se connaît. Il va mal : je vais mal, on est comme ça, on s’attache. Ne vous moquez pas, s’il vous plaît, je suis un astucieux, un secouriste-né. Quand on a passé son enfance à casser le peu de jouets qu’on avait et à les remonter, pour les recasser, M. Miracle est un ami. Et quand on a perdu sa mère à dix-huit ans, les fées vous mangent dans la main. Intuition, rêverie, foi du charbonnier, une panne mécanique n’en demande souvent pas davantage pour s’avouer vaincue. Ajoutez une clé plate de 13 et le desserrage d’écrou du veinard, sur un diesel en carafe, et le mauvais œil va zyeuter ses maléfices ailleurs.
Tout comme j’avais dit. Claudius a lancé le moteur, j’ai desserré l’écrou, reçu en pleine figure le chuintement forcené du gasoil sous pression : ça y est, le moulin mouline, l’alternateur envoie son jus, et j’entends mon pote bramer de joie dans le cockpit :
— Cap au sud ?
— Cap au sud !
Et voici le hasard, le passager invisible, le grand bricoleur de l’univers alias Destin, tout ce qu’on veut. J’en parle comme ça, mais sur le moment je ne fais pas mon fiérot. Vous entendez ce que j’entends ? La mécanique a l’air de s’affoler, comme si l’on donnait des coups de marteau à l’intérieur d’un nouveau-né. « STOP ! » Le cri des tripes, le cri qui sauve. J’ai un vrai talent, à cette époque : celui d’aller bien. J’ai un mal fou à aller mal. « Fou », c’est un mot à moi, j’ignore jusqu’où il peut aller. C’est bien pour ça qu’il est fou, d’ailleurs, et « mon talent » n’est qu’une infirmité. Mon bébé moteur fait un infarctus ? Je ferme les yeux, je prends la tangente, j’essaie d’obtenir de mon cerveau ce dont la réalité est incapable d’accoucher – un moteur neuf, sentant le neuf, la graisse neuve, la courroie d’alternateur neuve, la chance neuve, et pédalant son régime au tiers avec le fatalisme béat d’une chose ensorcelée. Tout va mal ? Tout va bien, tout va. « DÉMARRE ! » J’ai hurlé, j’ai ordonné. Au quart de tour, le démarrage : un démarrage à coups de marteau. « STOP ! » Je parle tout seul, quand ça va mal, je conjure le sort à voix haute, je me gronde, je ris, je suis deux. Qu’est-ce que tu crois, mec ? Ça s’appelle un moteur à explosion, il a besoin de chauffer, de tourner, c’est mécanique. « DÉMARRE ! » Eh bien, oui, elle démarre, la bébête, elle se vomit toute une caisse à outils dans les entrailles, elle se donne un dernier coup de marteau en plein cœur, un vrai suicide celui-là. « DÉMARRE ! » Silence de mort.

Yan Queffelec.
Naissance d’un Goncourt.
Calman Lévy, 2018.

Print Friendly
FavoriteLoadingAjouter aux favoris