Absurde ?
Pas de pessimisme plus radical, plus définitif, que celui de Schopenhauer qui écrit dans Le Monde comme volonté et comme représentation la désormais célèbre citation: «La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.» Ou, pour le dire autrement: la vie humaine n’a jamais rendez-vous avec le bonheur … Voyons brièvement comment Schopenhauer justifie son affirmation: l’être humain est constamment traversé par des désirs; or l’expérience du désir chez chacun d’entre nous nous indique que l’on désire ce que l’on n’a pas, ce qui nous manque, ce dont on est privé, ce qui génère par conséquent de la douleur. On pourrait imaginer que la possession de l’objet désiré va ensuite pouvoir nous procurer de la satisfaction; mais celle-ci est de courte durée, toujours plus ou moins décevante par rapport au bonheur imaginé.
Et surtout, si l’homme ne se focalise pas rapidement sur un nouveau désir, il va se trouver confronté à l’angoisse du néant, au vide de son existence, c’est-à-dire à l’expérience douloureuse de l’ennui. À se demander comment l’on fait chaque jour pour résister héroïquement à l’appel du suicide … qui, soit dit en passant et toujours selon Schopenhauer, menace d’ailleurs l’humain à l’échelle de l’espèce: nous faisons tout, finalement, pour faire disparaître à plus ou moins longue échéance l’espèce humaine, en mettant notamment en péril notre environnement de manière directe ou détournée, en sciant la branche sur laquelle nous sommes assis depuis quelques millions d’années.
À titre personnel, nous avons en tout cas tous pu expérimenter plus ou moins fortement cet «effet de pendule» caractéristique en nous du mécanisme du désir: l’excitation mais aussi l’impatience et la souffrance de l’attente, liées à l’incapacité à se procurer immédiatement ce que l’on désire. La satisfaction, ensuite, et sa disparition progressive plus ou moins rapide; et puis, peu à peu ou d’un coup, notre désir se focalise sur un autre objet, et nous voilà persuadés que celui-ci, enfin, saura adéquatement nous conduire vers l’extase. Pour autant, doit-on de ce fait embrasser également le pessimisme que Schopenhauer lui associe? Peut-on au contraire, tout en gardant en tête le fonctionnement complexe et contradictoire de l’être humain, continuer d’affirmer que la vie a un sens?
À cette question, le sens commun justement, c’est-à-dire chacun d’entre nous, répondrait souvent, un peu rapidement: « Oui, bien sûr que notre vie a un sens, nous avons des tas de raisons de vivre, c’est-à-dire de profiter de tous les plaisirs que le monde contemporain met à notre portée, à longueur de journée qui plus est.» On considère ainsi que ce qui est sensé, c’est de se remplir de satisfactions, comme on remplit son Caddie à ras bord au moment des soldes ou des promotions, et cela, même s’il se trouve que tous nos placards sont déjà pleins; car ce serait tellement dommage de ne pas en profiter!
Profiter, c’est un verbe qui revient de façon récurrente dans notre langage courant, comme un refrain: profiter du temps libre le week-end, de la vie, du système, des autres parfois aussi. Consommer, tirer le maximum de bénéfices ou de plaisir, en avoir pour son argent, quoi. Mais soyons honnêtes: cela suffit-il en tant qu’idéal de vie, en tant qu’aspiration spirituelle? Si c’était le cas, que penser face à quelqu’un qui «a tout pour être heureux », un businessman qui a réussi par exemple, ou un chanteur adulé, et qui, pour autant, semble plus malheureux que notre Schopenhauer dépressif? Ne devrions-nous pas reconsidérer plutôt notre mode de vie? Celui qui consiste à empiler dans les placards de notre vie des satisfactions comme on empile des provisions dans un chariot; celui qui génère l’essentiel de notre sentiment plus ou moins récurrent d’absurdité, sentiment que nous tentons de masquer en accumulant les raisons de vivre?
C’est ce que mettent en avant certains penseurs contemporains: le système économique actuel, construit sur Une pensée fragmentaire et soucieux de profit à court terme, génère mécaniquement de l’absurdité, et nous fait perdre rapidement tout bon sens; les exemples sont légion dans notre quotidien: des pommes de terre sont produites aux Pays-Bas, envoyées en Italie pour être épluchées, et puis sont rapportées aux Pays-Bas ensuite; un Africain, fils de paysan, émigre en Espagne ou en Italie pour travailler dans des serres, où il produit des légumes qui seront exportés dans son pays d’origine, ruinant sa famille, etc. Grandit alors en nous une sensation de malaise, que l’on tente de contrer en dépensant plutôt qu’en pensant, en se perdant sans cesse dans le divertissement et la désinvolture.
Pour autant, cela ne signifie nullement qu’il faille donner raison à Schopenhauer. Sortir de ce modèle est possible, retrouver du sens, un monde plus chaleureux, plus humain, plus vivant, en développant activement sa conscience. Dans une de ses lettres, Bergson a écrit: «Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza.» Spinoza, dont la philosophie ne laisse pas Schopenhauer indifférent: dans les textes qu’il lui consacre, se mêlent attirance et rejet. Spinoza nous aide ici à comprendre que si désirer peut au premier abord être considéré comme un manque, ainsi que le décrit Schopenhauer, au sens fort désirer signifie surtout aimer et, à travers cet amour, affirmer la vie. Le désir, ce serait un état par rapport à la vie consistant à ne plus avoir besoin d’une chose pour être heureux, c’est-à-dire être dans la liberté à son égard; en d’autres termes, désirer, ce serait avant tout se réjouir de vivre, ce que, manifestement, notre Arthur de fiction peine à ressentir.
Être heureux, accueillir ce que nous faisons tous les jours librement, transformer le plaisir en façon d’être; un état de liberté qui nous attend, dans notre quotidien, lorsque l’on s’assoit à la terrasse d’un café, lorsque l’on écoute tomber la pluie un jour d’automne, lorsque les rires d’un enfant qui joue avec un carton atteignent nos oreilles. Le bonheur, c’est-à-dire la capacité à nous régler sur la «bonne heure» de la vie, celle qui transforme chaque instant en une occasion de plénitude, et non de contrariétés.
Et, soyons fous, même lorsque nous tombons en panne dans une rame de métro, aux heures de pointe.
Du piquant dans les sardines.
Hélène Péquignat.
Le Pommier, 2018.