Des contes et des hommes

Des liens d’air

Des liens d’air et de vent

Flanqué de ses trois ânes, un paysan se rendait au marché vendre sa dernière récolte. Ce serait un long périple par-delà les vertes collines et les champs tapissés d’or, deux bonnes journées si les ânes se montraient de bonne composition. Voyant le ciel se refermer, il décida d’installer son campement pour la nuit. Une clairière à deux pas de la cabane du vieil ermite ferait l’affaire. À deux troncs d’arbres, il attacha deux ânes, mais pour ce qui était du troisième il s’aperçut qu’il lui manquait une corde. Il ne pouvait prendre le risque que son animal prît la poudre d’escampette. Seul le vieil ermite était en mesure de le secourir… Il prit la direction de sa maison de planches sans lâcher le licol de l’animal.
– Vieil homme, tu me sauverais si tu me prêtais une corde afin que j’attache mon âne.
– Mon ami, je n’ai rien, pas la moindre corde, pas même un godet de farine pour faire le pain. Je n’ai rien d’autre que ma parole pour te venir en aide …
– Je crains, vieil homme, que ta parole ne puisse lier l’âne au tronc.
– Détrompe-toi, je connais les âmes, celles des hommes comme celles des bêtes. Retourne donc à ton campement et fais le geste que tu aurais accompli avec la corde autour du cou de ton âne. Et ne manque pas de mimer la façon dont tu la nouerais à l’arbre.

Le paysan prit un air ahuri mais s’exécuta. Qu’avait-il à perdre? Il accomplit exactement ce que le vieux lui avait commandé, satisfait toutefois de n’être point vu en si ridicule posture. Avec de l’air, il fit une boucle autour du cou de l’âne, et tira une corde de vent entre l’arbre et l’animal. L’âne ne bougea pas !
La nuit fut délicieuse, et le paysan seulement tiré de son sommeil par l’aube claire. L’âne n’avait pas rompu ses liens imaginaires, et son maître se réjouissait d’avoir décidément au-dessus de sa tête une bonne étoile. Il détacha les cordages de ses deux ânes et, la mine radieuse, leva son camp. C’était ignorer la résistance du troisième … Le paysan avait beau le pousser, le tirer, le houspiller, le frapper, l’animal semblait s’être transformé en statue de pierre. Le vieil ermite l’avait sauvé de l’embarras la veille, il saurait trouver une solution à ce nouveau problème. Le fermier conta sa mésaventure et, gestes à l’appui, lui montra avec quelle vigueur il avait bousculé la maudite bête.
– As-tu seulement pensé à lui retirer sa corde? demanda l’ermite.
– Mais, vieil homme, tu as perdu la raison, tu sais comme moi qu’il n’y a pas de corde! s’emporta le paysan, au comble de l’impatience.
– Pour toi, il n’y a en a pas, mais as-tu seulement pensé à l’âne? Lui est persuadé d’être lié …

N’étant plus à une folie près, d’un geste ample, le paysan retira la corde imaginaire. L’âne se secoua allègrement comme l’homme s’étire au réveil dans la beauté du jour naissant. Tandis que le fermier se moquait de l’animal qu’il pensait avoir dupé, le vieil ermite s’avança et prit la parole:
– Ne te moque pas, homme, car, comme ton âne, tu es bien souvent le prisonnier de liens imaginaires. Fais le compte de tes peurs, de tes désirs, de tes appréhensions et tu verras que beaucoup sont le fruit de ton imagination. Aucun lien ne te retient, pourtant combien de limites t’es-tu fixées?

Le paysan, comme assommé par la question qui lui était posée, reprit sa route. À ses poignets, à ses chevilles, il ressentait lui aussi la morsure de fers imaginaires. N’avait-il pas travaillé la terre parce que son père, le père de son père, et bien d’autres pères avant lui, en avaient fait de même? Au lieu de prendre la mer ainsi qu’il en avait toujours rêvé, ne s’était-il pas enchaîné à la mémoire de ses pères? Par des liens d’air, de vent, de sang …

La question du vieil ermite ne cessa plus d’obséder son esprit simple. Sa raison s’égara quelque peu tandis qu’il lui cherchait une réponse.
On aperçut le paysan, bien des années plus tard …
Ce fut la dernière fois qu’on le vit. Il se tenait droit sur un tonneau de bois au beau milieu de son champ fraîchement ensemencé. Il fermait un œil et, de l’autre, feignait de regarder dans une longue-vue. Il criait : « Terre! terre! » Très fort, à en perdre le souffle. Il venait de découvrir un monde, et ainsi de briser ses chaînes. Fou de joie, il se jeta de son tonneau, la tête la première, et mourut sur le coup. Persuadé, ce bienheureux, qu’il venait de se noyer…

David Lelait-Helo

Print Friendly
FavoriteLoadingAjouter aux favoris