Extraits philosophiques

Épicure

Comment être heureux ?
« Il n’y a que la frugalité et la tranquillité de l’esprit qui puissent nous rendre heureux. »
Nous étions vendredi soir. Et comme tous les vendredis soir, pour Fabien, c’est apéro avec les copains. Parce qu’« on n’a qu’une vie ! », comme il aime à le répéter. D’autant que, ce soir-là, il y avait un événement à fêter : son petit frère Jérôme venait d’apprendre qu’il allait devenir papa pour la deuxième fois. Et on ne manquait pas une bonne occasion de trinquer.
« À nos femmes, à nos chevaux…
— Et à ceux qui les montent ! »
Ce serait un euphémisme de dire que les soirées apéro de Fabien ne volaient pas très haut. La petite bande l’assumait clairement :
« Nous, on n’est pas là pour philosopher, on est là pour picoler ! »
Et c’était ainsi que le bar de ce petit village de Provence devenait chaque week-end le théâtre d’une bruyante et chaleureuse beuverie à ciel ouvert.
Au bout de la quatrième tournée de Ricard, les rires commençaient à se faire plus gras, les yeux plus vitreux, les pas plus titubants. Charlotte, la compagne de Fabien, s’était jointe à la fête. Mais elle n’aimait pas du tout voir son homme dans cet état. Connaissant le penchant de Fabien pour la bouteille, elle savait pertinemment comment la soirée allait se terminer. Ils avaient prévu de faire une balade au mont Ventoux le lendemain. Nul doute que Fabien cuverait son alcool jusqu’à midi passé, et que la sortie tomberait encore une fois à l’eau.
« Ben alors, Charlotte, tu as l’air contrariée ? »
Jérôme avait moins bu que les autres, comme en témoignaient les boutons du haut de sa chemisette encore fermés. Il se doutait bien de ce qui agaçait sa belle-sœur.
« C’est à cause de Fabien ?
— Tu le connais…
— Oui, je sais, il va encore finir empégué1.
— Il l’est déjà. »
Charlotte détestait cette situation, celle qui la conduirait à demander à son homme de lever un peu le pied sur la boisson, ce qui ne manquerait pas de la faire passer pour la rabat-joie de service.
« Jérôme, explique-moi pourquoi vous avez besoin de vous mettre dans cet état pour vous amuser ?
— C’est pas qu’on en a besoin, c’est que ça nous fait du bien.
— Ça vous fait du bien de vous mettre minables et de vomir vos tripes à quatre heures du matin ?
— Non, mais tu sais bien, l’alcool, ça désinhibe. On se sent légers. C’est comme si on avait des ailes. »
« Des ailes de plomb », pensa Charlotte, qui n’arrivait pas à trouver la moindre grâce dans les pas lourdauds de son compagnon.
« Pourtant, toi, tu es encore sobre.
— Non, j’ai un peu bu, mais je sais m’arrêter avant le verre de trop. »
Charlotte ne connaissait que trop bien ce fameux « verre de trop ». Avec le temps, elle avait appris à le reconnaître chez Fabien. C’est celui qu’il se sert alors que la soirée est sur le point de se terminer, qu’il boit cul sec, comme s’il partait sur le champ de bataille, et qui le conduit systématiquement à finir la tête dans la cuvette des WC (quand ce n’est pas directement dans le caniveau) une dizaine de minutes après. Ce soir-là, elle ne voulait pas assister à ce triste spectacle.
« Dis à Fabien que je suis rentrée, que j’étais fatiguée.
— Ce sera fait.
— Je ne te demande pas de le surveiller, on sait tous les deux que ça ne sert à rien… »
Il était environ 3 h 30 du matin quand Charlotte sentit Fabien se glisser dans le lit. Il avait dû passer par la salle de bains car son haleine sentait le dentifrice.
« Tu as vomi ?
— Non, pas ce soir.
— Il y a du progrès.
— Je ne voulais pas gâcher la soirée de Jérôme. Et puis, on a prévu notre balade demain. Je me suis arrêté de boire avant le verre de trop.
— Le verre de trop… »
Au grand étonnement de Charlotte, ce soir-là, Fabien avait choisi d’être raisonnable.
*
Des personnes comme Fabien, pour qui festivité rime forcément avec ébriété, il en existe des millions, surtout dans un pays comme la France où l’alcool est considéré comme une composante essentielle de la vie sociale. Pourtant, les campagnes de sensibilisation sont là pour nous le rappeler : « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. À consommer avec modération. »
La modération est précisément ce qui fait défaut à Fabien. Il ne fixe aucune limite à sa consommation d’alcool, hormis celle que lui impose son corps. Et si Charlotte a tant de mal à supporter ses excès, c’est parce qu’elle en perçoit immédiatement les conséquences : sa perte de maîtrise de soi, son articulation chaotique, son regard vide. Sans parler du fait de devoir passer la nuit auprès de quelqu’un qui empeste le pastis et le vomi…

La philosophie, c’est pour vous aussi !
Charles Robin.
Larousse, 2025.

 

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