
Du brun
Une année cauchemardesque
L’année 2024 aura été un condensé des cauchemars qui ont accompagné ce début de décennie. Aux États-Unis, un milliardaire inculpé et en cours de jugement devant quatre tribunaux, sous quatre-vingt-onze chefs d’inculpation, dont escroquerie, viol, subornation de témoins, diffamation, fraude électorale, fraude fiscale, recel de documents classifiés, constitution d’une organisation criminelle, etc.1, est encore en mesure, à l’heure où nous imprimons ces lignes, de devenir le président de la première puissance économique et militaire au monde. Pour y parvenir, en plus des outrances et gesticulations habituelles, il aura déployé une violence inouïe, n’hésitant pas à annoncer l’« éradication2 » de la « vermine », c’est-à-dire de ses opposants, et la protection du « sang américain » contre la « contamination3 » par celui des migrants – un discours tout droit sorti de la prose nazie.
Un peu auparavant, l’Italie a porté au pouvoir une adepte de Mussolini4 qui allait bientôt autoriser, entre autres, les associations anti-avortement à envahir les hôpitaux pratiquant l’IVG. L’Argentine a élu, avec un score confortable, un fanatique libertarien qui, tronçonneuse allumée à la main, promettait de réduire à néant le système social d’un pays dont 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté5. Quelques semaines suffirent à la première pour constater que son projet de blocage complet de l’immigration était irréalisable. Le second ne mit quant à lui que quelques jours à lui annoncer qu’il était navré pour ceux qui avaient cru en ses promesses, mais qu’une politique d’austérité sans précédent allait désormais s’abattre sur eux. L’époque était au « populisme ». Certains voyaient dans ce mot l’indice d’un respect du peuple et de ses désirs. D’autres, une méthode qui, feignant de « s’abaisser » à son niveau pour donner l’impression de le comprendre, visait en fait à le manipuler. Nous reviendrons plus loin sur ses définitions et ses applications.
En parallèle des événements italiens et argentins, on apprenait en Allemagne que des contacts ont été établis entre l’AfD, parti d’extrême droite fortement représenté au Bundestag, et des partis néonazis qui préparaient des plans de « déportation » des populations immigrées6. En Angleterre, un gouvernement démocratique se préparait à pratiquer des expulsions massives de réfugiés et d’immigrés vers le Rwanda. En Hongrie, au sein même de l’Union européenne, un autre « populiste » abattait sur la presse et sur l’État les filets tressés par son parti. En France, les élections européennes du mois de juin 2024 se sont conclues par une victoire écrasante de l’extrême droite, dont le programme se résumait en deux mots : « les immigrés ».
Le terme lui-même a du reste vécu une étrange migration à peine remarquée, passant des « travailleurs immigrés » venus assurer ses « Trente Glorieuses » à la France dans les années 1960 au « un million de chômeurs, un million d’étrangers de trop » du Front national dans les années 1980, puis au « migrant », créature sans nom et sans identité, qui selon l’extrême droite hanterait aujourd’hui nos rues. Ce mythe maléfique est du reste abondamment alimenté par une autre peste, celle du terrorisme islamiste, dont les attentats à l’arme blanche agrainaient à flux continu la psychose dont se nourrissait la première.
On eut aussi, à la même époque, la surprise – mais en était-ce vraiment une ? – d’entendre parler, au « centre » de l’échiquier politique français, de « réarmement démographique7 » ou de « régénération », deux termes fleurant bon la « révolution nationale » de Pierre Laval, mais enrobés d’un langage technocratique et ampoulé qui cachait difficilement le vide conceptuel8. Tandis que, toujours en France, un ministre de l’Intérieur justifiait la non-intervention des forces de l’ordre contre les manifestations d’agriculteurs, dont les tracteurs et les dépôts de pneus mêlés de fumier bloquaient alors une partie du pays, en expliquant qu’il s’agissait d’un « coup de sang légitime » puisque les agriculteurs « travaillent9 » et sont des « patriotes ». On imagine ainsi, par le détournement du langage, une sorte d’état de droit virtuel où le simple fait d’être « patriote », terme fétiche des partis d’extrême droite, et de « travailler » autorise n’importe quelle action.
Coulées brunes.
Mannoni, Olivier.
Héloïse d’Ormesson, 2024.



