Marcher
L’APPEL DU CHEMIN
J’ai entendu parler du chemin de Compostelle pour la première fois il y a plusieurs années, lors d’un dîner de famille. « Un jour, on fera Compostelle », entendais-je dans les conversations. Ça sonnait comme un désir un peu lointain et inaccessible, comme une résolution que l’on prononce le premier jour de l’année. Mon oncle s’est lancé sur un tronçon du Chemin et en est revenu avec les yeux qui pétillent et de belles photos. Ma mère aurait adoré se mettre en route, mais elle ne voulait pas marcher seule et mon père n’était pas emballé par l’idée. Je voyais le chemin de Compostelle comme un pèlerinage catholique sur lequel se lancent des passionnés du patrimoine sacré français et des randonneurs aguerris au début de leur retraite. Je n’entrais dans aucune de ces catégories.
Puis il y a eu ce jour où je voyageais en Indonésie, en 2014. Lors d’une sortie touristique, j’ai rencontré cette fille d’une vingtaine d’années qui revenait du chemin de Compostelle, le Camino, comme elle disait (« chemin » en espagnol). « J’ai mieux compris qui j’étais après ces cinq semaines de marche, il y a une magie sur ce chemin », m’a-t-elle dit. Un léger frisson m’a parcourue lorsqu’elle a prononcé ces mots. J’ai senti que derrière les aspects religieux et sportifs de ce chemin, il y avait une spiritualité au sens large. Elle a planté une graine en moi. Ce jour-là, je me suis dit : « Un jour, je ferai Compostelle. »
Décembre 2015
Je m’engouffre dans la rame surpeuplée du métro pour rentrer chez moi après une grosse journée de travail. Mon job actuel consiste à contrôler la productivité de banques régionales. Tout cela est supervisé par une hiérarchie intransigeante qui fixe volontairement des échéances quasi impossibles à atteindre. Jeunes dociles sortant d’école de commerce, nous voulons faire nos preuves, alors nous bossons d’arrache-pied jusque tard le soir, et certains week-ends, pour essayer de tenir les délais.
Il est 19 h 30, je vais me commander des sushis et avancer sur un dossier important à rendre demain. J’espère que j’aurai au moins six heures de sommeil. Demain est un grand jour : on présente ce dossier devant le grand chef du service. Lors de ces réunions, les hommes mettent leur plus beau costard et les femmes, des chaussures à talon et des tailleurs-jupes ou des robes. L’image que l’on donne à voir est au moins aussi importante que la qualité du travail rendu. Le maquillage camouflera mes cernes. Ma drogue, pour continuer à avancer et à paraître avenante tout en manquant cruellement de sommeil, c’est le café à haute dose et le Guronsan. Je donne toute mon énergie vitale à une entreprise qui m’offre en échange un bon salaire avec lequel je peux payer mes factures, manger dans de bons restaurants, louer un joli appartement et séjourner dans de beaux hôtels lorsque je pars en vacances. J’ai l’impression de perdre ma vie à la gagner.
Je sors de mon sac le livre Imparfaits, libres et heureux : Pratiques de l’estime de soi1 de Christophe André, le psychiatre qui a beaucoup écrit sur les émotions et la méditation. Ça fait plus de deux ans que j’ai repris des études de psychologie à distance. J’ouvre le livre : « Il n’y a rien à réussir, il n’y a qu’à agir de notre mieux. Puis lâcher tout cela, pour respirer, sourire, et vivre. »
Je ferme les yeux quelques minutes et je prends une grande inspiration. Je m’imagine sur une planche de surf. Je lâche la barre en métal du métro, j’ancre mes pieds dans le sol, je suis en train de surfer. Le métro accélère, je vais vaciller, alors je me raccroche à la barre. J’aimerais tellement la lâcher et plonger dans l’océan. Que ce grand jeu s’arrête enfin.
Le métro arrive à ma station. Je sors de la jungle souterraine et je marche rapidement jusqu’à mon appartement pour avancer sur mon dossier.
Une question ne me lâche pas : quel est le sens de tout ça ? Tout ça pour quoi ? Et pourquoi toi ? Que fais-tu là, en tailleur, à produire des rapports sur la gestion des risques d’une banque ? Qu’est-ce qui t’a menée ici ?
Marcher vers son essentiel.
Pauline Wald.
Éditions Eyrolles, 2022.