Extraits philosophiques

Recherche

Les paradis perdus
Quand j’étais enfant, ma grand-mère paternelle, Arlette Delaplanche, a pensé avec raison m’amuser en me proposant de remplir le fameux questionnaire de Proust. Je revois encore la scène. C’était dans sa chambre, à La Ciotat. Le ciel bleu au-dehors baignait toute la pièce. Ma grand-mère était assise dans un fauteuil Morris, moi à ses pieds. Elle a sorti un vieux papier, déjà jauni par le temps, que j’ai gardé, sur lequel elle avait écrit, numérotées les unes après les autres, les questions rendues célèbres par l’auteur de la Recherche. Accompagnant ce feuillet se trouvaient des pages déjà annotées, réponses d’autres parents, d’autres amis, qu’elle avait soumis au fil des ans au même jeu.
Je me rappelle mon application, comme s’il s’agissait d’un devoir pour l’école, comme si, à la fin, ma grand-mère, cette ancienne institutrice, allait vérifier la pertinence de mes répliques. Quelle déception ai-je d’abord ressentie en apprenant qu’il n’y avait d’autre conclusion à ce questionnaire que le fait d’y inscrire ses idées, avant de comprendre que s’il n’y avait ni solutions ni bons points, il n’y avait pas d’erreurs non plus. Ce questionnaire vous offre, en somme et simplement, l’occasion d’esquisser votre portrait, en quelques lignes.
Il nous interroge sur la qualité que l’on préfère chez un homme, chez une femme, la couleur que nous aimons le plus, l’endroit où nous souhaiterions vivre, comment encore nous préférerions mourir. Il nous demande de définir notre idéal de bonheur terrestre et de choisir le don de la nature que nous aimerions posséder.
Je me souviens qu’en ce qui concerne la définition du bonheur, l’enfant de dix ans que j’étais avait répondu : « aimer et être aimée ». Quant au don de la nature, j’avais écrit : « pouvoir arrêter le temps ».
À quarante ans révolus, je conserve à l’identique ma dernière réponse. Combien de fois ai-je souhaité, depuis, pouvoir suspendre le temps et prévenir ainsi l’irrémédiable !
De fait, il y a bien longtemps désormais que cette scène, pourtant si vive dans ma mémoire, a eu lieu. Bien des années que ma grand-mère est morte. Bien plus encore que la maison a été vendue. Tout a disparu ; seuls demeurent le papier jauni, et le souvenir.
Dans cette maison, je suis retournée une fois. Le nouveau propriétaire avait accepté de m’en ouvrir la porte. La chambre baignée de lumière était devenue le salon de cet inconnu.
Tandis que je me tenais là, debout, flottant entre l’espace du souvenir et les images douloureuses du présent, je me suis demandé si je n’aurais pas mieux fait jadis de répondre que « pouvoir arrêter le temps » était aussi, outre le don de la nature que je souhaitais posséder, la condition même du bonheur – impossible bonheur, donc.
Retrouvant Proust, je ressentais douloureusement que les vrais paradis sont peut-être bien, en effet, ceux que l’on a perdus.

Les années ont passé et je suis devenue professeur de philosophie. Chaque année, je commence mon cours par la question : « Peut-on penser par soi-même ? » Chaque année, je le termine sur le concept de bonheur. Ce chapitre, je le garde pour la fin. Je veux qu’il soit la dernière parole que je soutiens devant mes élèves. Comme si, étant l’ultime leçon, celle-ci avait vocation à demeurer plus vive. C’est dire si je tiens à ce sujet. Il concentre l’essentiel de ce que la philosophie m’a appris et que je souhaite transmettre à mon tour. Aujourd’hui, ce cours, devenu livre, est entre vos mains.
À sa naissance, la philosophie avait un but bien précis : savoir comment s’y prendre pour vivre et atteindre le bonheur. C’est toujours ainsi que je l’ai, personnellement, pratiquée et vécue.
Attention : que la philosophie vise la béatitude ne signifie pas qu’elle exempte de l’expérience de la douleur. Je me rappelle un professeur qui, en Sorbonne, nous avait accueillis en citant cette phrase de l’Ecclésiaste : « Qui augmente sa science augmente sa souffrance. » J’avais alors pensé que, raisonnablement, il me fallait fuir. Pourquoi souhaiter souffrir ? N’est-ce pas même contradictoire avec l’objectif de trouver le bonheur ? J’ai pourtant senti confusément que l’un ne s’obtenait pas sans l’autre. Je suis restée.

Où donc est le bonheur ?
Marianne Chaillan.
Humensis, 2021.

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