Autour du capitalisme
Vers une société paradoxante ?
« Toute science crée une nouvelle ignorance, tout conscient un nouvel inconscient, tout apport nouveau crée un nouveau néant. »
Henri MICHAUX, Plume, 1938.
La contradiction*1 est inhérente à la vie, à la société et à l’existence humaine. Les hommes sont passés maîtres dans l’art de trouver des compromis, des régulations, des médiations, des moyens pour apporter des solutions, face aux défis auxquels ils ont été confrontés tout au long de l’histoire de l’humanité.
Après l’émergence, au XVIIIe siècle (dit « siècle des Lumières »), d’un modèle social et politique fondé sur la raison, les droits de l’homme et la démocratie, l’après-Seconde Guerre mondiale constitue un moment fort dans la construction d’un contrat social global. Fondé sur l’espoir d’une mondialisation harmonieuse, un nouveau modèle de société émergeait, qui reposait sur le progrès scientifique, la croissance économique, la démocratie et, surtout, sur une conception partagée de la justice sociale. Dans ce modèle – qu’Alain Supiot (2010) a qualifié d’« esprit de Philadelphie » –, le capitalisme est apparu comme un moteur essentiel, favorisant l’initiative, l’esprit d’entreprise, la circulation des capitaux et le libre-échange. Associant économie de marché, défense de la propriété privée, liberté d’entreprendre et progrès technologique, ce modèle est devenu global et mondialisé.
Et il s’est imposé, en dépit de critiques croissantes dénonçant dans un premier temps l’exploitation, la domination du capital sur le travail, les inégalités et les injustices sociales, puis l’emballement de la surconsommation et, enfin, l’exploitation excessive et menaçante des ressources naturelles, les conséquences climatiques et écologiques d’un productivisme forcené… Mais le modèle s’est maintenu, s’imposant durablement parce qu’il est également celui qui, dans l’esprit des citoyens, a favorisé un développement économique et technologique sans précédent, une augmentation et une amélioration objective du niveau de vie de la majorité de la population, une croissance ininterrompue pendant plusieurs décennies.
Dans ce contexte, la notion de « croissance » s’est progressivement imposée dans l’imaginaire social, non plus comme un « simple » moyen d’assurer le progrès social, mais comme une finalité, à peine contestée, de nos sociétés.
Dans le discours médiatique et politique, cette notion est presque systématiquement associée à l’idée de résolution de la plupart des problèmes socio-économiques : de la croissance dépendraient pêle-mêle l’espérance du plein-emploi, la résorption des inégalités, la suppression des famines endémiques, le financement de la recherche et de l’innovation, l’augmentation du niveau de vie et du niveau d’éducation du plus grand nombre, le financement de la protection sociale, des retraites et des programmes de santé publique… L’expérience de ces dernières décennies témoigne pourtant d’un effritement de cette croyance : non seulement ces problèmes ne sont pas résolus, mais les crises se multiplient, d’abord financières, puis économiques, débouchant sur des difficultés sociales et géopolitiques majeures.
Ce terme de « crise », couramment employé pour désigner ces bouleversements, est d’ailleurs inadéquat. Plus qu’à un moment de chaos entre deux moments de stabilité, il apparaît en effet que nous sommes confrontés à des mutations durables qui transforment profondément les équilibres économiques et politiques, mais également l’ensemble des rapports sociaux. La « crise » serait en quelque sorte devenue permanente. Mais là n’est pas le seul changement : le modèle néolibéral qui inspire l’actuel développement du capitalisme ne renvoie plus au projet initial de société contenu dans « l’esprit de Philadelphie ». C’est en réalité une « nouvelle raison du monde » (Dardot et Laval, 2009) qui s’impose : « […] pas seulement une politique économique qui donne au commerce et à la finance une place prépondérante. Il s’agit de bien autre chose. Il s’agit de bien plus : de la manière dont nous vivons, dont nous sentons, dont nous pensons […], la façon dont nous sommes pressés de nous comporter, de nous rapporter aux autres et à nous-mêmes ». Cette forme d’existence nouvelle, repérable dans les sociétés occidentales et dans toutes celles qui suivent le chemin de la « modernité », enjoint à chacun de nous de vivre dans un univers de compétition généralisée, référée au modèle du marché. Depuis près d’une trentaine d’années, cette norme d’existence sociale préside aux politiques publiques, commande les relations économiques mondiales, transforme les rapports sociaux, remodèle la subjectivité.
Vincent de Gaulejac et Hanique Fabienne.
Le capitalisme paradoxal.
Le Seuil, 2015.