Extraits philosophiques

PIB

En fait, la bonne question serait plutôt de savoir pourquoi cela fait deux siècles que la croissance a commencé, et pourquoi elle ne l’a pas fait avant. En effet, si nous nous tournons vers le passé plus lointain, la croissance n’a pas toujours été, et tant s’en faut, notre pain quotidien. Entre l’an 0 du calendrier romain et le début de la révolution industrielle (1800, en chiffres ronds), le PIB par habitant n’a quasiment pas varié en Europe. En l’an 1000, le PIB par personne était ce qu’il était en l’an 0, et entre l’an 1000 et l’an 1820, l’augmentation annuelle a été de 0,05 % environ, le faisant passer en presque un millénaire de 450 à 660 dollars de notre époque (le Français ordinaire a donc vécu pendant très longtemps avec l’équivalent de 1,5 dollar de 2014 par jour, chose considérée comme intolérable dans le monde moderne).
Pourquoi, donc, une croissance significative (de l’ordre de 1 % par an ou plus) du PIB par habitant a-t-elle démarré vers 1800 et pas avant, ni après ? La réponse, le physicien et l’ingénieur la connaissent parfois, mais l’économiste (qui est pourtant bien plus près de l’oreille du candidat) ne l’a généralement toujours pas comprise : elle s’appelle le charbon et le pétrole, les chutes d’eau, le gaz et l’uranium. En effet, la croissance « structurelle » date du moment où l’homme a découvert, au début du XIXe siècle, qu’il existait sur terre des substances combustibles, disponibles en quantités considérables, susceptibles d’alimenter des machines à moteur capables de prendre le relais de nos bras et jambes, avec une efficacité bien supérieure et sans cesse croissante.
Ces machines sont désormais partout : bulldozers de mine et hauts-fourneaux, engins de tronçonnage et tracteurs, bateaux, camions et avions, pompes, convoyeurs, grues, monte-charge, emboutisseurs, extrudeuses, fraiseuses, colonnes de distillation, chaudières, sans oublier les lave-linge, lave-vaisselle, trayeuses, montres, fours à micro-ondes, réfrigérateurs, caméras de télévision et téléskis. Entre le début du XIXe siècle et aujourd’hui, nous sommes progressivement passés d’une production essentiellement assurée par nos muscles, parfois aidés par des outils, des animaux ou des machines peu puissantes (comme les moulins), à une production essentiellement assurée par des machines, désormais surpuissantes, simplement commandées ou assistées par des hommes.
Aujourd’hui, quand une ouvrière place des pièces sur un appareil électrique en cours de fabrication qui défile devant elle sur un convoyeur, quand une presse emboutit des tôles grâce à une simple pression sur un bouton, quand un trou est creusé par une excavatrice dont le pilote appuie simplement sur des manettes, est-ce l’homme qui produit avec l’aide de la machine, ou la machine qui produit avec le bon conseil de l’homme ? La bonne réponse est bien évidemment la seconde. En passant de la production – c’est-à-dire la transformation de ressources – permise par les seuls bras et jambes de l’humanité, tirant leur énergie de la seule alimentation (elle-même limitée à ce qui pousse dans l’année), à la production assurée par des machines consommant des combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz), extractibles sans limites apparentes du sous-sol, Homo industrialis a considérablement augmenté sa capacité de transformation de l’environnement, et partant la quantité de biens et de services qu’il peut fabriquer en l’espace d’une année, et dont la contrepartie monétaire s’appelle justement le PIB.
La moindre machine est aujourd’hui aussi puissante qu’une petite armée : un moteur de camion – qui consomme du pétrole – est 5 000 fois plus puissant que les muscles de son conducteur. Un moteur de TGV – qui consomme de l’électricité, donc du charbon (40 % de l’électricité mondiale), du gaz (25 %), ou chez nous de l’uranium et des chutes d’eau – est 100 000 fois plus puissant que les muscles de son conducteur ! Dans la moindre usine, la puissance du parc de machines va de quelques centaines à quelques millions de fois la puissance des muscles des ouvriers, et même à notre domicile les « esclaves énergétiques » sont bien plus puissants que nos propres muscles, à commencer par notre voiture qui est des centaines de fois plus puissante que nos jambes.
La voilà, l’origine de la croissance ! Croissance de la productivité, croissance du PIB, croissance de la production industrielle par personne, croissance des surfaces habitables par personne, croissance du nombre d’objets dont nous disposons, peu importe : à l’origine de toutes ces augmentations faramineuses, nous allons toujours retrouver la croissance d’un flux physique, celui de la quantité de ressources naturelles transformée chaque année par un parc sans cesse croissant de machines commandées par l’homme, dont la contrepartie monétaire s’appelle la « valeur ajoutée » ou le PIB. Et ce flux de production croissant a été possible parce que, depuis le début de la révolution industrielle, un Occidental a pu extraire chaque année de l’environnement un peu plus d’énergie – du charbon, puis du pétrole, puis des chutes d’eau, du gaz ou des noyaux fissiles – pour alimenter un parc de machines chaque année un peu plus conséquent.

Jean-Marc Jancovici.
Dormez tranquilles jusqu’en 2100: Et autres malentendus sur le climat et l’énergie.
Odile Jacob, 2021.

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