Conflits
— Hé ! Hé ! dit le sage en souriant, j’en ai fait l’expérience ! Mais reprenons : nous avons ensuite adopté, toi et moi, une suite de comportements qui nous ont finalement presque conduits à en venir aux mains.
— Oui, dit Om un peu honteux en repensant au moment où il s’était jeté sur le vieil homme.
Le sage pointa l’index vers le ciel, comme pour dire quelque chose de solennel, et énonça en détachant bien les mots :
— Om, la grande majorité des désaccords qui dégénèrent en conflit suivent un chemin précis. Tu dois connaître ce chemin !
— Ah ? dit Om un peu soulagé, cela n’arrive pas qu’à moi ?
— Non, Om, la plupart des désaccords dégénèrent en conflit de la même façon. Et cela ne dépend ni de la position sociale ni de l’âge ni de l’éducation ou de l’intelligence des uns ou des autres. Tu viens de faire l’expérience des trois marches invisibles qui mènent d’un désaccord banal à un conflit violent. Avant toute chose, tu dois être capable de les identifier et de les éviter.
— Quelles sont ces marches ? demanda Om aussitôt.
— J’y viens, j’y viens, dit encore le sage. J’aime ton impatience : elle est le signe de ton ardeur à apprendre. Mais continuons : comment as-tu réagi quand je t’ai annoncé mon refus de t’initier ?
— Cela m’a contrarié. Tout de suite.
— Et qu’as-tu fait ?
— J’ai essayé de vous convaincre ! J’avais raison et je vous ai expliqué pourquoi.
— Oui ! Cela s’appelle des arguments… et tes arguments ont-ils eu l’effet escompté ? T’ai-je dit : « Tu as raison et j’ai tort, je vais faire ce que tu veux ? »
— Non ! Vous n’avez rien voulu entendre. À chaque argument, vous m’avez donné un contre-argument.
— C’est ça, dit le sage en riant doucement. Les arguments ne fonctionnent jamais. Leur seul effet est de faire naître des contre-arguments. Si tu veux que l’on argumente contre toi, argumente en premier, tu verras, cela marche à tous les coups !
Souviens-toi de ce premier enseignement, Om, qui n’est pas très agréable à entendre : les arguments ne servent pas à obtenir un accord. Au contraire, ils aggravent les choses.
— C’est vrai, dit Om pensif. Chaque fois que j’avançais un argument, vous m’opposiez immédiatement un contre-argument. Plus j’argumentais, plus vous argumentiez… Et plus je m’énervais !
— Voilà, conclut le sage. Et ceci est vrai, non seulement pour toi ou pour ton père, mais pour presque tous les êtres humains en situation de désaccord.
— Absolument toutes les situations ? demanda Om incrédule.
— Il peut y avoir des exceptions, dit le sage. Imagine : un paysan demande au roi une audience privée. Celui-ci refuse, car seuls les membres de la famille royale sont éligibles à une telle faveur. L’homme dit alors qu’il a des informations secrètes et urgentes qui concernent la sécurité du Royaume.
— Ben oui, dit Om, là, c’est quand même un argument qui change tout.
— Voilà. Les rares arguments efficaces sont ceux porteurs d’une information qui bouleverse la vision de la situation, dans le sens de l’intérêt de l’autre.
— Mais enfin, si je n’argumente pas, comment vais-je pouvoir convaincre quiconque ?
— Tu verras cela lors de la troisième étape de ton voyage, répondit le sage.
Machinalement, il se mit à lisser sa barbichette blanche. Il semblait perdu dans ses pensées…
— Mais revenons à notre situation, dit-il soudain. Nous avons argumenté et contre-argumenté plusieurs fois. Et après, que s’est-il passé ?
— Je vous ai dit que si vous ne vouliez pas m’initier, j’allais vous casser les os, se souvint Om un peu confus.
— Oui ! Cela s’appelle une menace. Est-ce que ta menace a eu l’effet escompté ? T’ai-je dit : « Mon Dieu, j’ai trop peur, on va faire comme tu veux ? »
— Non, reconnut Om. Vous m’avez immédiatement menacé en retour. Et ça, ça m’a vraiment mis en colère.
— Oui ! dit le sage ravi. Les menaces ne fonctionnent jamais. Sauf pour susciter des menaces en retour. Si tu veux que l’on te menace, menace en premier, c’est irrésistible !
— Mais quand même, parfois les menaces sont efficaces !
— C’est vrai. Les menaces peuvent être efficaces, mais à deux conditions : que le rapport de force soit disproportionné et que l’enjeu soit faible. Si l’une de ces deux conditions n’est pas remplie, elles ne fonctionnent pas. Regarde ce qui s’est passé pour ton père. Son armée était plus puissante pourtant ses menaces n’ont servi à rien. Elles ont même aggravé la situation. L’enjeu pour le Pays Rouge était trop important : l’intégrité de son territoire. L’histoire des guerres est pleine de menaces dramatiquement inefficaces. Comme tu l’as justement remarqué, les menaces suscitent la peur et la peur crée l’agressivité.
Vois-tu, Om, la menace est un moment crucial. C’est souvent à ce stade que les choses basculent. Or, il est très difficile de se retenir de menacer lorsqu’on a une bonne menace à disposition.
— Mais alors, dit Om dépité, si je ne puis ni argumenter ni menacer comment vais-je forcer l’autre à me donner son accord ?
— Nous verrons cela bientôt. Mais dis-moi : une fois que je t’ai menacé moi aussi, que s’est-il passé ?
— Je vous ai traité de vieux schnock et de sorcier de pacotille.
— Oui ! dit le sage enchanté. Cela s’appelle des attaques personnelles…
Ont-elles eu l’effet escompté ? T’ai-je dit : « Tu as raison, je suis trop vieux et trop bête, je vais me plier à ce que tu demandes ? »
— Non, bien sûr ! répondit Om. Vous m’avez tout de suite insulté en retour… Et cela m’a mis hors de moi.
Les sept graines de lumière dans le cœur des guerriers.
Pierre Pellissier.
Eyrolle, 2016.