Extraits littéraires

Apparence

Au troisième étage, l’air est climatisé. Ça évite aux mouches de s’attarder. Les chambres des enfants que monsieur et madame Martin n’ont pas eus sont devenues une longue pièce aux fenêtres condamnées, équipée de spots encastrés dans le plafond et de baffles intégrés. Au fond, une écharneuse de taille moyenne. Au centre, une table en acier. Contre les murs, des étagères métalliques encombrées de bocaux et de bassines, de rouleaux de fil de fer et de tuyaux en plastique. Par terre, sur le vieux plancher recouvert d’un lino qui continue à grincer, des énormes sacs d’alun ou de laine de bois, une marmite géante dans laquelle trempent des peaux. Sur le bureau de madame, des pinces et des scalpels, une trousse de maquillage, des boîtes remplies d’yeux en verre et des éponges piquées d’épingles, un aérographe. Quatre scies accrochées aux murs, trois crochets de boucherie suspendus au plafond.
Au bout du couloir, une armoire de congélation avec des tiroirs qui ressemblent à des cercueils, puis une salle de bains carrelée, pourvue d’une baignoire et d’un évier, qui communique avec une dernière pièce, peut-être une ancienne chambre d’amis.
La collection de madame est conservée à 19 degrés. Les volets restent fermés. Dans le fond de la pièce, debout sur un tronc d’arbre, un renard aux yeux jaunes convoite un caneton à queue de chat. Sur l’appui de fenêtre, un couple de corbeaux qui a remporté le premier prix du concours des corbeaux en 2003. Dans un coin, trois matous à l’air féroce poursuivent un bébé siamois qui tente de s’échapper, un hamster à tête de mésange courtise un écureuil avec des ailes de chauvesouris. Plus loin, un ragondin se dévore les entrailles à côté de Ludwig, le labrador de monsieur, qui s’étire en bâillant. Il y a aussi un castor qui ronge sa carapace, une fouine au regard triste, un hérisson qui se promène au milieu. Face à moi, perché sur une tige de bambou, un pigeon à deux têtes m’observe en ricanant. Je caresse le lapin de la voisine, qui ne fuguera plus.
Madame s’est exercée pendant de longues années. Seule dans son atelier, elle a passé chaque soir que monsieur s’absentait à décoller des peaux, puis à les faire tremper. Pendant des heures, elle a raclé des chairs et vidé des crânes, elle a cousu des dépouilles sur des mannequins, elle a modelé des cuisses et des narines. Pendant plus de quarante ans, elle a passé ses soirées de solitude à écouter les symphonies de Bruckner, focalisée sur les détails qui narguent la mort, les plis de la peau et le tracé des veines, la couleur des caroncules. Elle a appris seule, avec des vieux bouquins de taxidermie. Elle a acquis chaque geste et chaque technique, les différentes recettes et les petits secrets, elle a merdé puis recommencé, des milliers de fois, inlassablement, jusqu’à rendre aux cadavres la vie qu’elle leur avait ôtée. Il faut des années de patience et de dextérité avant de maîtriser l’art de ressusciter les morts. Je suis une élève douée.

Charlotte Bourlard.
L’apparence du vivant.
Inculte / Dernière Marge, 2022.

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