Extraits littéraires

Des roses

Cinq cœurs sur une étagère
Des cœurs battent dans la chambre de Lola Cam. Des cœurs de femmes mortes.
Le premier est de satin bleu, c’est celui de sa mère. Le plus douloureux. Elle n’y touche jamais.
Cinq cœurs palpitent sur une étagère.
Le deuxième, celui de sa grand-mère Rosa, est un pré de velours traversé par un bourrelet de fil rose, doux comme une cicatrice. Lola le sort parfois pour le caresser, lui répéter la même phrase : « Como el camino, asi de grande te quiero, Yaya Rosa ! »
Des cœurs de tissu, gros des secrets des mères, hantent les nuits de Lola Cam.
Le troisième, le plus réussi, est une œuvre de taffetas rouge, de fils noirs, orange et bleus : un cœur nocturne en feu.
Entre deux chansons en espagnol, sa grand-mère, Yaya Rosa, lui a parfois parlé de la folle beauté de son pays perdu, des nuits embrasées de la San Juan et de sa longue marche sous le soleil vers le nord. Mais l’histoire tournait court : son français était maladroit, les mots lui manquaient et elle était si mauvaise conteuse que sa petite-fille ne l’écoutait qu’à peine.
Les cœurs sont rangés les uns contre les autres. Enfermés dans l’armoire à trois battants de Lola. Entre le côté droit, réservé aux habits d’été, et celui de gauche, plein des habits d’hiver.
La blancheur de lin du quatrième cœur est ligotée par une tige de rose dessinée à l’aiguille. Lola ne sait rien de la femme qui l’a brodé et c’est celui qu’elle préfère. Petite, elle le volait pour le renifler, il est rêche et elle lui a toujours trouvé un parfum familier. Un parfum d’enfance et de jardin. Plusieurs fois, elle s’est endormie tenant ce cœur-là serré contre son cœur, sans savoir lequel des deux battait dans son sommeil.
Des cœurs interdits reposent derrière la porte-miroir, des coussins en forme de cœur dans lesquels les aïeules, sentant leur fin venir, ont glissé des dizaines de bouts de papier pliés où sont écrits leurs inavouables secrets. Chacune a bourré son petit ballot personnel de mots avant de le refermer à l’aiguille et de mourir légère.
Le plus ancien des cœurs est taillé dans une robe noire à paillettes, mais ça, Lola l’ignore, il est tellement usé qu’on a du mal à discerner le motif brodé en son centre, on devine un vague accordéon. Le tissu élimé, réduit par endroits à sa trame, laisse voir les morceaux de papier qu’il contient.
Des cœurs de femmes battent dans la vieille armoire de Lola. Ils racontent une histoire qui a commencé il y a plus d’un siècle en Espagne, du côté de Málaga, là où la coutume voulait que les filles aînées héritent du cœur cousu de leur mère morte. Les femmes de cette famille n’avaient pas grand-chose à s’offrir, pas de terre, pas de maison, pas de bijoux, mais elles savaient toutes écrire, elles s’enseignaient ça de mère en fille, et leurs cœurs débordaient de secrets.
Un cœur bien rempli est-il le signe d’une vie riche ?
Écrit-on davantage quand on a aimé ? Quand on a vécu intensément ? Quand on a voyagé ?
C’est étrange de savoir ces cœurs tranquilles au fond d’une armoire bretonne, inviolés, pleins de vies émiettées. Des cœurs déplacés, exilés, défendus par un dérisoire verrou de fil. Des cœurs où nul n’est allé fourrer son nez, car on dit que le cœur d’une mère ne doit pas être ouvert, sinon malédiction ! Par superstition ou par respect, les Espagnols se plient à cet interdit et les cœurs ne sont jamais forcés.
Parfois Lola les entend s’emballer, enfermés dans leur armoire, s’emballer comme des petits cadavres de chevaux fous ou des fantômes de tissu furieux de voir leur bouche cousue à jamais.
Comment ne pas répondre à leur appel muet ?
Lola se demande si elle est faite de cette histoire familiale qu’ils contiennent et qu’elle ignore, si le sang des fables coule de génération en génération, s’il nous irrigue de terreurs fauves et de peines qui ne nous appartiennent pas, mais agitent nos profondeurs.
Sommes-nous écrits par ceux qui nous ont précédés ?
Il faudrait ouvrir ces cœurs pour le savoir…

Les roses fauves.
Caroline Martinez.
Gallimard, 2020.

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