Angleterre
Avril 2010
L’enterrement était achevé. La réception se dispersait. Benjamin décida qu’il était l’heure de partir.
« Papa, je crois que je vais bouger.
— Très bien, je viens avec toi », répondit Colin.
Ils se dirigèrent vers la porte du pub et s’éclipsèrent sans dire au revoir à personne. La rue du village était déserte, silencieuse au soleil tardif.
« On ne devrait pas s’en aller comme ça, tout de même, dit Benjamin en se retournant vers le pub d’un air perplexe.
— Et pourquoi ? J’ai parlé avec tous ceux avec qui je voulais parler. Allez, viens, conduis-moi à la voiture. »
Benjamin tendit le bras à son père qui s’y accrocha d’une poigne incertaine. Il tenait mieux sur ses jambes, de cette façon. Avec une lenteur indescriptible, ils prirent la direction du parking.
« Je ne veux pas rentrer chez moi, dit Colin. C’est au-dessus de mes forces, sans elle. Emmène-moi chez toi.
— Bien sûr », répondit Benjamin, le cœur sombrant dans sa poitrine. Le moment de quiétude qu’il s’était promis, solitude, méditation avec verre de cidre à la vieille table en fer forgé, murmure de la rivière qui ondulait son cours hors du temps, tout cela disparut en fumée dans le ciel de l’après-midi. Tant pis. Son devoir était auprès de son père aujourd’hui. « Tu veux passer la nuit chez moi ?
— Ah oui, je veux bien », acquiesça Colin, mais sans lui dire merci. C’était un mot qu’il ne disait guère, ces temps-ci.
*
La route était encombrée et ils mirent plus d’une heure et demie à arriver chez Benjamin. Au cœur même des Midlands, ils suivaient à peu près le cours de la Severn et traversèrent ainsi les villes de Bridgnorth, Alveley, Quatt, Much Wenlock et Cressage, itinéraire paisible et sans rien de saillant, uniquement ponctué par des stations-service, des pubs et des jardineries, avec des panneaux patrimoniaux marron qui trompaient la lassitude du voyageur en lui faisant miroiter des réserves naturelles, des gîtes historiques et des arboretums. L’entrée de chaque village était signalée par un panneau à son nom accompagné d’un feu clignotant qui indiquait à Benjamin la vitesse à laquelle il roulait et l’invitait à ralentir.
« Quel cauchemar, hein, ces radars qui te piègent ! dit Colin. Tu peux plus faire un mètre sans qu’ils t’extorquent de l’argent, ces enfoirés.
— Ça limite les accidents, il faut croire. »
Son père émit un grognement dubitatif.
Benjamin alluma le poste qui était comme d’habitude sur Radio 3. Coup de chance, il tomba sur le mouvement lent du trio pour piano de Fauré. Les contours mélancoliques et sans grandiloquence de la mélodie lui parurent non seulement accompagner parfaitement les souvenirs de sa mère qui se bousculaient dans sa tête, et sans doute dans celle de son père, mais aussi constituer un écho sonore aux virages amples de la route, et même aux verts éteints du paysage qu’elle traversait. Que cette musique soit typiquement française n’y changeait rien ; il y entendait un fond commun, un esprit partagé : il s’y sentait parfaitement chez lui.
« Éteins-moi ce boucan, tu veux bien, dit Colin. On pourrait pas écouter les infos ? »
Benjamin laissa le mouvement encore trente ou quarante secondes avant de passer sur Radio 4. C’était le programme de l’après-midi, qui les plongea aussitôt dans un monde familier où le politicien et le journaliste s’affrontaient en combat singulier. Dans une semaine, ce seraient les élections. Colin allait voter conservateur, comme il le faisait à chaque consultation en Grande-Bretagne depuis 1950. Quant à Benjamin, il était comme toujours indécis, à ceci près qu’il avait décidé de ne pas voter. Rien de ce qu’ils entendraient sans doute à la radio au cours de la semaine à venir ne risquait d’y changer quoi que ce soit. La grande affaire, ce jour-là, c’était que Gordon Brown, le Premier ministre sortant qui se représentait, s’était fait piéger au micro en parlant d’un de ses soutiens potentiels comme d’une « bonne femme bourrée de préjugés » – du pain bénit pour les médias.
« Le Premier ministre vient de montrer son vrai visage, disait un député conservateur avec une joie mauvaise. Toute personne qui exprime une inquiétude bien légitime ne peut être que bourrée de préjugés, selon lui. Voilà pourquoi on ne peut pas avoir de débat digne de ce nom sur l’immigration, dans ce pays.
— Mais n’est-il pas vrai que M. Cameron, votre chef de file, soit tout aussi réticent… »
Benjamin éteignit la radio sans explication. Pendant un moment, ils roulèrent en silence.
« Elle pouvait pas les sentir, les politiciens », dit Colin, laissant resurgir le cours de ses pensées souterraines sans avoir besoin de préciser de qui il parlait. Il s’exprimait à voix basse, une voix plombée par le regret et l’émotion contenue. « Elle pensait qu’il y en avait pas un pour racheter l’autre. Des filous, tous tant qu’ils sont, à tricher sur leurs dépenses, à pas déclarer leurs intérêts, à occuper une demi-douzaine de postes en plus du leur… »
Benjamin acquiesça, mais dans son souvenir, c’était plutôt Colin lui-même, et non sa femme aujourd’hui disparue, qui était obsédé par la vénalité des politiciens. C’était même un des rares sujets qui pouvaient délier la langue de ce taciturne ; d’ailleurs, peut-être y aurait-il intérêt à lui tendre la perche tout de suite pour lui épargner des pensées plus douloureuses. Mais Benjamin se révolta contre cette idée. Aujourd’hui, ils avaient dit adieu à sa mère et il ne voulait pas que le caractère sacré de la circonstance soit terni par une des diatribes de son père.
« Mais ce que j’ai toujours aimé chez Maman, lança-t-il pour faire diversion, c’est qu’elle n’était jamais amère quand elle disait ces choses-là. Tu vois, quand elle était contre quelque chose, elle n’éprouvait pas de colère, plutôt… de la tristesse.
— Oui, c’était une belle âme, approuva Colin. Il n’y avait pas meilleure personne. » Il n’en dit pas davantage mais au bout de quelques secondes, il tira un mouchoir crasseux de sa poche de pantalon et s’essuya les deux yeux, lentement, méticuleusement.
« Ça va te faire bizarre de te retrouver tout seul. Mais tu vas t’en sortir, j’en suis sûr. Sûr et certain. »
Colin regarda dans le vague : « Cinquante-cinq ans de vie commune…
— Je sais, Papa. Ça va être dur. Mais Lois sera tout près une bonne partie du temps. Et puis moi, je ne suis pas si loin non plus. »
Ils continuèrent à rouler.
*
Benjamin habitait un moulin aménagé sur les rives de la Severn, aux alentours d’un village au nord-est de Shrewsbury. On y accédait par une petite route où deux voitures n’auraient pu se croiser, sous un berceau d’arbres, entre des haies exubérantes. Il avait emménagé dans cet endroit improbable et reculé au début de l’année, la vente de son trois-pièces de Belsize Park ayant avantageusement couvert la transaction, avec une différence qui le mettrait à l’abri du besoin pendant des années. L’habitation était beaucoup trop grande pour un homme seul, mais enfin il n’était pas seul quand il l’avait achetée. Elle comportait six chambres, deux salons, une salle à manger et une vaste cuisine ouverte équipée, avec sa cuisinière Aga, ainsi qu’un bureau pourvu de généreuses fenêtres à petits carreaux donnant sur la rivière. Pour l’instant il y était très heureux, et avait fait taire les appréhensions de ses amis et de sa famille, tous convaincus au départ qu’il avait commis une bourde catastrophique.
La maison était hérissée de chicanes, d’angles perfides, d’escaliers raides et étroits. C’était bien le dernier endroit où amener son père de quatre-vingt-deux ans. Cependant, non sans mal, Benjamin aida Colin à sortir de la voiture, monter l’escalier jusqu’au salon, grimper la volée de marches suivante – plus courte mais qui tournait dangereusement à angle droit – pour traverser la cuisine, sortir par la porte de derrière et descendre enfin l’escalier métallique menant à la terrasse. Il lui trouva un coussin, lui servit une lager et s’apprêtait à s’asseoir pour engager avec lui une conversation un peu artificielle au bord de l’eau lorsqu’il entendit une voiture s’arrêter devant la porte.
« Qui c’est, bon Dieu ? »
Colin, qui n’avait rien entendu, le regarda avec ébahissement.
Benjamin se leva d’un bond et retourna dans le séjour. Il ouvrit la fenêtre et regarda dans la cour, où il aperçut Lois et sa fille Sophie devant la porte, sur le point de frapper.
« Qu’est-ce que vous faites là ?
— J’essaie de t’appeler depuis une heure, dit sa sœur. Pourquoi tu as éteint ton portable, merde !
— Je l’ai éteint parce que je ne voulais pas qu’il sonne pendant un enterrement.
— On s’est fait un sang d’encre.
— Il ne fallait pas, je vais très bien.
— Pourquoi tu t’es sauvé comme ça ?
— J’avais besoin de prendre le large.
— Où est Papa ?
— Ici, avec moi.
— Tu aurais pu nous le dire !
— Je n’y ai pas pensé.
— Tu n’as dit au revoir à personne ?
— Non.
— Pas même à Doug ?
— Non.
— Il a fait la route depuis Londres…
— Je vais lui envoyer un SMS. »
Lois soupira. Son frère l’exaspérait parfois.
« Bon, tu nous ouvres et tu nous sers une tasse de thé, au moins ?
— D’accord. »
Il les précéda dans la maison et elles rejoignirent Colin sur la terrasse tandis qu’il restait à la cuisine faire du thé et verser un verre de vin blanc à Sophie. Il apporta les boissons sur un plateau, en posant prudemment les pieds sur les marches, ébloui qu’il était par le couchant.
« C’est délicieux, cet endroit, Ben, dit Lois.
— Ça doit être génial pour écrire, rêva Sophie. Je pourrais m’installer ici et travailler pendant des heures en écoutant la rivière.
— Je te l’ai déjà dit, viens quand tu veux et tu finiras ta thèse en un rien de temps. »
Sophie sourit.
« Ça y est, j’ai fini la semaine dernière.
— Waouh ! Félicitations.
— Elle n’a jamais compris ce que tu lui trouvais, à ce moulin, dit Colin. Et moi non plus. Quel trou perdu. »
Jonathan Coe.
Le coeur de l’Angleterre.
Gallimard, 2019.