Lac
Je devrai jouer tout à l’heure, je n’ai pas le choix, mais pourquoi toujours cette peur d’arriver en retard, je ne sais pas d’où ça me vient, pendant toute mon enfance, je craignais d’arriver à l’école après les autres, et de trouver porte close après la cloche, et l’angoisse ne m’a jamais quittée, du temps où je donnais beaucoup de concerts mes journées étaient faites de cela, l’attente du récital, l’heure marquée sur les billets des spectateurs en ligne de mire de toutes mes pensées, et bizarrement, j’étais plus inquiète d’arriver en retard que de mal jouer ou d’être victime d’un trou de mémoire, je calculais et recalculais dix fois la durée du trajet entre l’hôtel et la salle du spectacle, et quand je me produisais à Londres, je passais ma journée à peser le pour et le contre des différentes options, taxi ou métro, voiture ou bus, je me renseignais sur l’état de la circulation, quand Sebastian se trouvait à la maison, je l’agaçais avec mes questions, pourtant il a toujours été difficile de lui faire perdre son calme, heureusement que la plupart du temps il était au bureau ou en déplacement et je pouvais me laisser aller à mes petits rituels sans me sentir embarrassée devant un témoin, je devenais maniaque et je le savais, je rangeais dix fois mes partitions, je courais à la cuisine pour écouter les informations à la radio, retournais au piano, je pensais « Joue, ça va te calmer », puis non, je me disais qu’il était trop tard pour répéter, que les dés étaient jetés de toute façon, puis je levais les yeux vers la grande horloge du salon pour m’assurer une énième fois que je n’étais pas en train de me mettre en retard. Maintenant James ne m’attend plus, il n’attend plus personne d’ailleurs, et pourtant: même cet ultime rendez-vous ravive encore la ridicule angoisse de ne pas être à l’heure, ni à la hauteur, ni à ma place. Quelle idée aussi d’avoir accepté de jouer pour lui une dernière fois, de jouer tout court, je m’étais juré de ne plus me produire en public, j’avais décidé de laisser tout cela derrière moi, les mains moites et les genoux qui tremblent, les gens croient toujours que c’est du chiqué, ils n’ont aucune idée combien de grands musiciens passent les dernières minutes avant le lever du rideau enfermés dans les toilettes à vomir ou à se taper la tête contre la porte de leur loge, et quand bien même Sebastian me disait toujours qu’il vaut mieux que ce soient les genoux qui tremblent plutôt que les mains quand on est pianiste, je lui répondais que j’aurais mieux fait de ne pas l’écouter, je serais encore simple professeur de piano et je ne connaîtrais ni tremblements ni moiteur, mais une vie tranquille dans notre belle maison de Wimbledon que je viens de quitter presque en courant, pourtant Home Parkway n’est vraiment pas loin de la gare, j’ai toujours aimé notre rue en descente en face du golf, les maisons d’un seul côté, le lac qui scintille au soleil, si je n’étais pas aussi pressée j’irais voir, nous avons tellement de chance d’habiter ici, j’adore quand les canoës évoluent sur la surface lisse de l’étang dans le parc, en contrebas, mais voilà, je n’ai pas le temps aujourd’hui.
Jean Mattern.
Le bleu du lac.
Wespieser Éditeur, 2018.