Extraits littéraires

Âmes

L’Oloron-Canfranc me dépose par un tiède après-midi de décembre à Sarrance. L’autocar qui depuis quarante ans remplace la ligne de train, laissée à l’abandon et aux derniers fantasmes de ses défenseurs dans la vallée. Rails et goudron se font face, se dévisagent. Se croisent et s’éloignent. La route nationale et la ligne ferroviaire jouent à qui trouera le plus vite la haute montagne pour verser en Espagne par le col du Somport, rigole qui fait basculer le trafic vers Jaca, Huesca, Saragosse. L’Espagne sèche fait alors mentir la vallée d’Aspe verte et humide. Depuis 1970, le train ne passe plus. Le goudron et ses peintures bitumeuses ont gagné, dans le scandale et les combats militants. Dans le cri furieux des camions qui passent sur la vallée comme sur une prostituée. Pleins gaz, ils montent chercher le tunnel, ou redescendent vers Pau. L’Oloron-Canfranc est un autocar désert. Le conducteur en profite pour augmenter le son de l’autoradio quand on y passe du Francis Cabrel. Ça vocifère par-dessus les sièges. Je quitte alors le bruit du car et son odeur de désinfectant. Lâché à la grand-route.

La nationale perce Sarrance au côté gauche. Elle sépare le cours d’eau du village, qui s’est réfugié en contre-haut. Un village en escalier, où deux rues parallèles traversent le bourg. Au bout, passé le lavoir et la fontaine, je débouche sur la place de l’église. Un parterre de galets du gave dominé par six platanes grêles, exsangues, trop timides dans leur nudité. Derrière, dans un bruit d’eau gloutonne, je découvre le sanctuaire marial de Sarrance. Ainsi 1’église, et le monastère mitoyen. Deux portes. Celle des hommes et celle du Dieu des hommes. Une masse de pierre sombre, la rude pierre de la vallée. Et l’ardoise plus noire encore, couleur d’orage, qui couvre chaque maison et le monastère. Au-dehors, 1’air est presque lourd. Pour un mois de décembre, l’hiver ici n’a-t-il pas encore existé? Alors un vent fiévreux noie l’air. Il balaie la poussière. Des feuilles roulent au sol, râpent contre les galets.
Je pousse la porte du monastère qui donne sur le cloître. Tout est ouvert, enfin. Tout est ouvert dans une société du loquet. Où l’on s’enferme, verrouille. Où l’on imagine que murs et rideaux métalliques, claquements de clenche, vraiment nous protègent. Mais de quoi avons-nous tant besoin d’être gardés ? Du voleur, de l’assassin? Du pauvre errant? Ici, point de vigile. On entre et on sort par l’entrée, la grande. On ne frôle pas les murs. Les portes seulement restent fermées pour que 1’air ne coure pas.
J’entre dans le cloître, bagage en main. L’heure de la sieste et il n’y a pas un chat. Pierre est le seul moine à vivre ici, prémontré détaché de son abbaye mère et curé de la vallée. Autour de lui, des familiers aident à l’entretien du monastère. Ils passent depuis les villages à l’entour. D’autres, pèlerins en route vers Compostelle, ont arrêté leur marche ici, et restent de longs mois. Ils accueillent les pèlerins qui font étape à Sarrance, ils s’occupent du jardin, nettoient, retapent. Ils prient ou ils ne croient pas. Et un beau matin, aux premiers bâillements de l’aube, ils repartiront par le sentier qu’ils n’avaient jamais vraiment quitté. Ils rentreront chez eux, dans ces familles qu’ils n’ont plus. Ou bien ils élèveront leur marche vers l’Espagne, la Galice en point de mire. Un moment, le gave sera leur bruyant guide. Ils s’enfonceront dans les sentiers chenus, à travers les haies, par les layons en forêt. Ils iront aux pâturages, remettront derrière eux le barbelé qu’ils ont levé. De refuge en refuge, du jour à la nuit, ils voleront là où la terre se finit. On ne répondra plus « bonjour» mais « hola ».

J’apprendrai que pèleriner, c’est aussi savoir s’arrêter. L’arrivée est cette heure que sans cesse on repousse. Et pour s’enfuir, on a la vie. Cette clocharde.

Pierre Adrian.
Des âmes simples.
Équateurs Littérature, 2017.

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