Extraits philosophiques

Le procès de Socrate

Le process

Le youpala des adultes

Il est neuf heures, je donne une conférence dans cinq minutes pour les salariés d’une entreprise 2.0, soit une colonne de cubes de verre avec des fauteuils design, dix ascenseurs, des toilettes qui se nettoient toutes seules, trois restaurants, et beaucoup de parkings.
Les personnes de l’accueil sont assises derrière le hall desk, tels les membres d’un jury de thèse. Elles sont cinq à me regarder marcher vers elles, ce qui n’est pas chose aisée, car, entre la porte d’entrée et l’accueil, il y a bien trente mètres, que je dois parcourir de ma démarche la plus féline sur un sol extrêmement glissant.
Je devrais avoir l’habitude, car je me rends en ces lieux deux fois par semaine depuis quatre ans, soit pour la quatre cent huitième fois, mais rien n’y fait, les cinq paires d’yeux m’intimident et je ne marche pas, je chaloupe.
Comme je suis une formatrice externe à l’entreprise, l’accueil me demande ma carte d’identité en échange d’un badge à cordon rouge qui m’autorise à grimper dans la tour : « C’est le process. »
Ce matin-là, lorsqu’un des front officer (garçon de l’accueil) me demande ma carte d’identité, pour la quatre cent neuvième fois, donc, je lui réponds d’une voix emplie de neutralité bienveillante qu’étant donné la fréquence de mes passages il n’est peut-être pas nécessaire de perdre dix minutes à entreprendre des fouilles archéologiques dans mon sac afin de lui présenter ma carte. Audace bien imprudente ! C’est alors que la fameuse phrase tombant comme une sentence irrévocable m’arrive aux oreilles : « Le process, c’est le process. » Il renchérit : « La consigne, c’est la consigne. »
Outre ces phrases pléonastiques qui ne signifient rien, si ce n’est que le bleu est bleu et le rouge rouge, me voilà en face d’une situation à deux inconnues : soit le garçon de l’accueil est un pervers qui prend plaisir à me renvoyer à mon désordre tout en me faisant perdre du temps, soit, probabilité plus forte, sa pensée a été remplacée par un « dispositif ». Il a perdu tout bon sens, il ne pense plus, il ne réfléchit plus, il applique.

Le process est une de nos grandes mythologies actuelles. Nous sommes en effet à l’ère des process en tout genre : process médical, process administratif, process de recrutement, process informatique, process d’inscription, process pour joindre n’importe quel service (pour obtenir… tapez 1, pour obtenir… tapez 2), process pour jeter ses ordures (poubelles bleue, jaune, verte). Tous ces comportements réflexes, automatisés, me font penser à ce que Michel Foucault1 nomme « disciplines ». Sous le nom de « disciplines », Foucault désigne certaines modalités de pouvoir mises en place au XVIIIe siècle et qui depuis prolifèrent dans tous les secteurs.
La discipline n’est pas le droit, elle n’est pas une sanction juridique. Présenter ma carte à l’accueil n’est pas légal ou illégal, mais néamoins obligatoire. Là où le juridique protège universellement les droits des individus, la discipline contraint et constitue les individus en sujets obéissants, par le biais d’un rituel. Foucault nous dit que ce rituel est « un art des répartitions […], tout un jeu de lignes, d’écrans, de faisceaux, de degrés, et sans recours, en principe du moins, à l’excès, à la force, à la violence2 ». Le but est de permettre une utilisation optimale des gestes, et un fonctionnement sans perte des objets et des corps. C’est une mise en série contrôlée des opérations, des gestes, des procédures. La tyrannie non pas du droit, non pas de la loi qui tranche entre le permis et le défendu, mais de la norme.
La norme disciplinaire peut se comprendre comme une technique de comportement : en codifiant les bonnes pratiques à avoir, les procédures à suivre, les pouvoirs disciplinaires ont multiplié les techniques pour « dresser les corps et contrôler les esprits ». Ce sont des fabriques à produire des individus « dociles », dit Foucault, c’est-à-dire qui obéissent gentiment à la procédure, sous prétexte de gagner en gestion de temps et organisation de l’espace. Obéissance et rendement sont les deux objectifs des techniques disciplinaires. Ces dernières sont d’autant plus puissantes qu’elles avancent masquées…
Jamais elles n’usent de la violence, trop visible, trop dangereuse. Elles s’imposent insidieusement, de manière tentaculaire, jusqu’à prétendre gérer la vie entière. Le paroxysme de ce pouvoir disciplinaire est ce que Foucault nomme le « biopouvoir3 », celui qui régule et organise la vie au nom du bien-être et de la sécurité des êtres. Se soucier du bien-être ou de la sécurité des salariés est, pour l’organisation qu’est l’entreprise, le moyen idéal d’imposer une certaine conduite.
Mon exemple le montre bien : sous prétexte de normes sécuritaires, sous-entendu légitimes, le front officer a incorporé des automatismes de comportements, des gestes et des phrases rituelles qui lui ont ôté tout sens critique et tout bon sens, mais qui l’ont rendu productif et docile. La machinerie a remplacé la pensée. Au nom de quoi ? De la sécurité et du bien-être des collaborateurs.

Il est donc nécessaire d’avoir en tête ces dispositifs disciplinaires, afin de rester vigilants, de résister aux automatismes « débilisants » qui transforment les esprits en ectoplasmes et les poussent à se satisfaire du confort d’une situation dans laquelle ils n’ont pas à se prononcer, et donc pas à prendre de risques. « Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle […] il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, je n’ai pas moi-même à fournir d’efforts.4 »
Pour ne pas être sous tutelle, pensons à cette phrase de Kant5, mais aussi à Hannah Arendt6, à tous ces athlètes de la pensée qui nous encouragent à penser par nous-mêmes, à développer notre bon sens, à oser affirmer ce que nous pensons tout bas !
Pour cela, il est nécessaire de dépasser les limitations inhérentes à toute organisation. Dépasser ne signifie pas remettre en cause systématiquement et s’opposer bêtement au règlement sous peine d’être sévèrement rappelé à l’ordre. Dépasser signifie penser ce que l’on est censé appliquer, et n’agir que si l’action FAIT SENS. Pour ce faire, l’esprit doit être premier, le process second, et non l’inverse. Sans quoi nous serions sous tutelle, c’est-à-dire dans l’incapacité de nous servir de notre entendement sans la conduite d’un autre. Or, si le tuteur d’une plante l’aide à grimper et à grandir par elle-même, le tuteur de l’homme peut l’empêcher de grandir en le maintenant dans l’enfance. Nous pourrions dire que le process est le « youpala » – le trotteur pour bébés désormais interdit dans les crèches – des adultes ! Kant parle du reste de « roulette pour enfants » pour désigner l’état de tutelle, puisque la roulette dispense l’enfant d’avoir à marcher par lui-même, tout comme le process dispense son utilisateur d’avoir à penser par lui-même.
L’esprit qui n’est pas sous tutelle est celui de la « pensée élargie », par opposition à l’esprit borné. Comment élargir sa pensée ? La pensée élargie est celle qui parvient à se « mettre à la place d’autrui », non seulement pour mieux le comprendre, mais pour revenir vers soi et regarder ses propres jugements et comportements du point de vue qui pourrait être celui des autres. Là où l’esprit borné reste englué dans ses manières de faire, dans ses mécanismes, dans ses automatismes ritualisés, au point de juger qu’ils sont les seuls légitimes, l’esprit élargi propose un déplacement de point de vue et une autre perspective. Aussi parvenons-nous à prendre conscience et d’une situation et de nous-même de manière distancée. La pensée élargie donne ainsi, et de manière substantielle, du recul, c’est-à-dire du sens à nos actions, ce dont nous prive définitivement le process.

Socrate au pays des process.
Julia de Funès.
Flammarion, 2017.

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