Extraits philosophiques

Ouvertures

Qu’as-tu à répondre, mon ami, à cette insolence ? Seras-tu capable un jour de conduire enfin l’Occident à douter un peu de lui-même ? À se demander pourquoi diable les masses de croyants du monde, musulmanes, hindoues, bouddhistes, confucéennes, shintoïstes, etc., sont de moins en moins séduites par ses promesses pourtant mirobolantes ?
Hélas, je vois bien que tu n’y arrives pas… Alors comme tu n’y arrives pas, mon cher Islam, comme tu échoues depuis si longtemps à dire clairement à l’Occident ce qui ne tourne pas rond chez lui, ce qui lui manque d’essentiel, comme tu échoues même à le comprendre réellement, moi qui suis un de tes fils lointains, je vais le faire pour toi ! Je ne suis pas devin pourtant. Mais je suis né et je vis au cœur de cet Occident que tu regardes de l’extérieur. C’est dans ce vide même où il veut t’entraîner que je suis, et ma propre chute dans son gouffre me fait voir ce qu’il y a au fond : le sens du néant occidental.
Que vois-je mieux que si j’avais le luxe de me tenir simplement au bord du gouffre occidental ? Je vois au-delà de ce que tout le monde sait, et dont voici la litanie ordinaire : l’Occident victime d’un terrible désenchantement, de cette fatigue radicale et de cet ennui mortifère qui font vieillir d’un seul coup toute civilisation qui n’a plus aucun but supérieur. C’est très loin en dessous de ces constats faciles à faire pour tout le monde qu’il y a autre chose, autre chose de plus grave encore et que je viens d’appeler le néant… Mais comment décrire le néant ? C’est possible pourtant. Car en l’occurrence, ce néant c’est l’anéantissement de l’humanité de l’être humain. Sa négation. Un crime contre notre humanité. Et c’est bien ce dont l’Occident est coupable en réalité, c’est bien cela le néant au centre de l’Occident… Pas plus que tu ne seras heureux de ma critique, il ne sera content de celle que je lui adresse.
En quel sens ton frère ennemi l’Occident a-t-il fabriqué une civilisation qui assassine l’humain dans l’homme ?
Comme le disait Blaise Pascal, mon compatriote du centre de la France, « il y a en l’homme quelque chose qui passe infiniment l’homme ». Il y a chez l’être humain de l’infini qui le traverse, qui l’écrase et qui le soulève, qui l’accable et qui l’exalte, qui fait de lui « le milieu entre le rien et le tout », qui le fait roi immortel de l’univers et poussière qui retournera poussière, qui le fait si puissamment créateur et si fragile, si vulnérable, si misérable à la fois. L’infini – qu’on l’appelle Dieu ou cosmos – est la seule mesure à la démesure de l’être humain.
Le crime de l’Occident moderne est d’avoir coupé tous les liens qui reliaient l’être humain à l’infini qu’il porte en lui-même et qui l’attend au-delà de lui-même.
Il a dit aux anciennes religions, qui cultivaient l’art du lien sacré avec l’infini dans tous leurs symboles, dans tous leurs rituels, « vous êtes des illusions » – des opiums du peuple, des maladies infantiles de l’humanité qui a besoin de se rassurer face à l’angoisse de la mort en imaginant des dieux, des saluts, des réincarnations, des fontaines de jouvence, des immortalités. Cet Occident a dit : « Je vais bâtir un monde humain rationnel, purement rationnel, le premier royaume de pure et froide raison dans toute l’histoire de l’humanité, et grâce à moi elle deviendra enfin adulte, elle oubliera enfin ses anciennes chimères, elle apprendra à ne plus avoir peur de sa finitude. » Comme l’a dit Nietzsche, le prophète de cet Occident sans dieux, il est temps pour l’homme de danser au bord de l’abîme de la mort sans trembler mais plein d’une « joie tragique »… C’est très beau peut-être, mais c’est très faux surtout. Et nous avons tous fini par payer, à l’échelle de l’humanité tout entière, le prix effroyable de cette illusion qui prétendait mettre fin à toutes les illusions !
Car le monde humain bâti par l’Occident a enfermé l’être humain dans une cage d’acier. En coupant notre lien sacré avec les infinis, avec tous les absolus, il nous a tous mutilés, il a tranché nos ailes d’humanité, et voilà chacun de nous semblable à ce pauvre albatros du poète, « exilé sur le sol au milieu des huées »… C’est pour cela au fond, mon cher Islam, que tu préféreras toujours ta religion à ce que te propose l’Occident. Lui te prend pour un arriéré, pour un abruti, en ne comprenant pas du tout comment tu peux choisir une religion qui soumet l’homme à Dieu, qui soumet les femmes aux hommes, qui soumet les consciences et les sociétés à l’archaïsme d’un sacré intouchable. Comment peut-on ainsi choisir les esclavages à la liberté des droits de l’homme ? Comment toi, l’Islam, oses-tu défier l’Occident en opposant à sa proposition de « liberté de conscience » ta vision aliénée de toi-même comme soumission à Dieu ? Voilà ce qui pour l’Occident est incompréhensible !

Abdennour Bidar.
Lettre ouverte au monde musulman.
Les liens qui libèrent.

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