Extraits philosophiques

Amitié

J’avais rendez-vous en début d’après-midi avec quelques amis au zoo de Sydney, Australie. Désireux d’observer seul à seul quelques animaux, j’y arrivai plus tôt, en fin de matinée. Au moment du déjeuner, je flânai devant la grille aux gorilles. Tout près d’elle, derrière elle, un vieux mâle orné, comme moi, de quelques poils blancs, mâchouillait une longue tige aux larges feuilles vertes qu’il tenait en main. Comme la grille était scellée sur un petit muret, je m’assis tranquillement, une fesse sur le rebord, profil à la cage, et sortis de ma poche une tartine; lentement, mon cousin vint s’asseoir, lui aussi, sur l’autre bord du mur. Nous déjeunâmes ensemble, gentiment, épaule contre épaule, de part et d’autre du rideau de fer. Je lui souriais, je suis sûr qu’il riait. Nous nous fîmes mille mimiques et, à mesure de. temps, son visage s’éclairait comme s’il voulait me dire sa joie. Ému aux larmes, je lui parlais doucement, je suis sûr qu’il comprenait. Nous avons passé là deux heures de pures délices paisibles, comme lorsque, au soleil, deux vieillards évoquent leur jeunesse. Avions-nous suivi ensemble les mêmes classes, à la communale? Lorsqu’il fallut que l’on se quitte, une grimace me dit sa tristesse; elle valait bien la mienne.

Alors je vis de mes yeux vis, en modèle réduit, la longue métamorphose de Ranko, l’homme abominable de l’île Noire, changé en le Yéti, homme secourable de l’Himalaya blanc. De l’angoisse à là miséricorde. Mais je vécus aussi, de tout mon corps vécus, la métamorphose de mes propres yeux, ceux, archaïques et sauvages, d’un observateur banal et objectif des bêtes dans le regard jumeau de mon compagnon nouveau, yeux remplis de sanglots de le voir condamné à l’adversité cruelle de l’enfermement. Pourquoi et comment ces changements?
Parce que c’était lui, parce que c’était moi.

Me voici maintenant dans la brousse malienne, après trois heures de tapecul sur la tôle ondulée des pistes. Nous arrivons au village. Ma guide me conduit à la case occupée par le chef et sage du petit hameau. Tête chenue comme la mienne.
Gentiment hospitalier, il m’offre dans un fond de calebasse une boisson que je ne connais pas. Nous trinquons. Il ne parle pas français, je ne touche pas une balle de bambara. Nous sommes restés ensemble plusieurs heures paisibles à nous comprendre par gestes et mimiques, à travers dix éclats de rire et petites tapes sur les cuisses, comme deux vieux complices évoquant leur enfance. Non, nous ne nous étions jamais quittés depuis la maternelle. Nous avons pleuré tous deux en quittant tous deux cette paix.
Alors je vis de mes yeux vis, en modèle réduit, la longue métamorphose de Tintin courant le Congo en l’ami de Zorrino. À des distances immenses de ma maison de pierre et de mes champs cultivés, j’avais trouvé un jumeau dans mon compagnon nouveau. Pourquoi et comment ce changement?
Parce que c’était lui, parce que c’était moi.

Par cette phrase, célèbre entre toutes, écrite pour célébrer son ami La Boétie, Montaigne confirme l’impossibilité de parler de l’amitié autrement que par son évidence et sa réalité. Mes deux petits récits montrent que cette sympathie peut traverser la barrière des langues et même celle des espèces, comme un éclair de court-circuit, Hergé m’ayant précédé en ces parages écartés. Tiens, je viens, sans m’en apercevoir, de décrire un coup de foudre. Le maître admirable de ma langue s’étrangle d’émotion et sa plume géniale se fige en ne réussissant à dire son ami que par tautologie. Pourquoi ce changement?
Parce que c’était Étienne, parce que c’était Michel.

Par après, je peux toujours détailler la douceur de Georges Remi, sa manière de parler, son intelligence vive, son humilité souriante et loyale, son ardeur au travail, la précision de son dessin, son amour du vin de Bordeaux, son élégance souple, sa belgitude toujours proche du surréalisme, j’irais presque jusqu’à dire sa sainte transparence … tout cela n’ajoute que des circonstances marginales au fond d’un accord tacite qui, invincible, dépasse, comme je viens de le raconter en paroles sauvages et comme il le raconte en ses cases admirables, le langage. Nous étions bien ensemble, nous causions de tout, nos rapports étaient paisibles. Voilà donc le secret: cette paix traverse toutes les barrières.
C’était la sienne, c’était la mienne.

Par le travail acharné, par la gloire aussi bien, mais aussi par les critiques dont l’injustice le toucha au cœur, la vie de Georges Remi ne se déroulait pas sur un lit de roses. Soudain Fanny-la-coloriste parut dans cette existence tourmentée; elle y apporta sa beauté, sa gaieté, sa fraîcheur. Elle y installa une sorte de prisme par lequel la splendeur chromatique des albums se transforma, un jour de gloire, en la lumière blanche dont la pureté baigne les sommets du voyage initiatique de Tintin au Tibet. Bien sûr et à rebours, cette blancheur explosait ailleurs en une magnificence d’arc-en-ciel. Fanny baigna Georges de sérénité. En ces métamorphoses, je n’avais pas de part, sauf que la présence douce de Fanny-à-Ia-palette ne cessait d’illuminer nos relations de chatoiements et, souvent, de la paix transparente des hauteurs. Pourquoi, comment ?
Parce que c’était elle et qu’elle aimait nous voir rire ensemble, parce que c’était nous qui aimions entendre sa joie.

Je ne pouvais pas me prendre pour Tchang ni pour Zorrino, nous ne pouvions plus courir la brousse africaine ni les glaciers himalayens, nous avions largement passé l’âge. Mais quelque chose comme l’enfance réunissait ces deux jeunes amis de vieillesse. Comme il était l’homme qui, de son génie, avait réjoui ma jeunesse, je la retrouvais avec lui et je lui en communiquais, avec reconnaissance, la joie calme et sereine. Quant à son œuvre sereine et calme, elle m’avait conduit à travers guerres et bombardements et m’avait fait rêver de paix. Avec lui, je la retrouvais. Pénétré, à mon tour, d’humilité, j’avais surtout du mal à comprendre qu’un tel génie m’accueillît avec cette bonhomie. Pourquoi ce changement, dont je ne me sentais pas digne ? C’était ainsi.

C’était ainsi pour lui, c’était ainsi pour moi.

À sa mort, j’appris que je vivrais seul.

Michel Serres.
Hergé mon ami.
Éditions le pommier, 2016

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