Contagion du bonheur
La contagion du bonheur
Tout homme et toute femme devrait penser continuellement à ceci : que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est l’offrande la plus belle et la plus généreuse.
ALAIN
Au printemps 2013, je participais à une table ronde lors des rencontres de Fès, au Maroc, organisés par Faouzi Skali. Le thème en était le bonheur. Après mon exposé, André Azoulay, conseiller du roi, prit la parole. Cet homme juste est juif et engagé avec force, depuis toujours, dans le dialogue israélo-palestinien. li fit part de son scepticisme quant à la poursuite du bonheur individuel dans un monde marqué par tant de souffrances et de drames.
Sans la formuler ainsi, il posait une question qui m’a longtemps habité: Peut-on être heureux dans un monde malheureux? Je réponds sans hésiter: oui, cent fois oui. Parce que le bonheur est contagieux. Plus nous sommes heureux, plus nous rendons heureux celles et ceux qui nous entourent. À quoi servirait-il de renoncer à tout bonheur personnel par empathie ou par compassion pour ceux qui souffrent, si cela ne peut les aider en rien ? Ce qui compte, ce n’est pas de refuser d’être heureux, c’est d’agir et de s’engager pour rendre le monde meilleur, et de ne pas édifier son propre bonheur au détriment de celui des autres. Et ce qui est scandaleux, en effet, c’est par exemple de construire un empire financier et de ne rien partager ou presque de sa fortune. C’est de fonder sa réussite sur le malheur des autres. C’est, dans une moindre mesure, de ne se préoccuper en rien du bien commun. Mais si nous mettons notre succès ou notre prospérité au service d’autrui, si notre bonheur nous permet aussi d’apporter du bonheur aux autres, on peut alors considérer que c’est un devoir moral d’être heureux. André Gide, dans Les Nourritures terrestres, l’exprime fort bien: « Il y a sur terre de telles immensités de misère, de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme heureux n’y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant, ne peut rien pour le bonheur d’autrui celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l’impérieuse obligation d’être heureux. Mais tout bonheur me paraît haïssable, qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui et par des possessions dont on le prive92. »
Des études scientifiques confirment bel et bien que le bonheur est contagieux. «Le bonheur, c’est comme une onde de choc », affirme Nicholas Christakis, professeur de sociologie à l’université de Harvard et auteur d’une étude menée vingt ans durant sur près de cinq mille individus. « Le bonheur des gens dépend du bonheur des autres auxquels ils sont connectés. Ce qui nous permet de considérer le bonheur comme un phénomène collectif », confirme l’étude qui précise même – ce qui fait un peu sourire – que «chaque ami heureux augmente de 9 % notre probabilité d’être heureux, tandis que chaque ami malheureux fait chuter notre capital de bonheur de 7 % ». Car si notre bonheur concourt à celui des autres, la réciproque est tout aussi vraie: à l’inverse, le malheur est lui aussi contagieux.
Cette contagion du bonheur, nous pouvons tous l’expérimenter à travers le cinéma ou le prisme des médias. Lorsque, par exemple, nous voyons à la télévision un sportif exhiber sa joie après avoir remporté un grand trophée, nous sommes émus à notre tour, même si nous ne sommes pas particulièrement concernés. Je n’oublierai jamais la liesse qui s’est emparée de la France entière après la finale de la Coupe du monde de football en 1998 : on embrassait des inconnus dans la rue et toutes les barrières sociales s’effondrèrent, l’espace de quelques heures, emportées par ce grand vent de liesse partagée. Nous sommes aussi émus, parfois aux larmes, lorsque nous voyons à la télévision le bonheur absolu d’un père ou d’une mère retrouvant un enfant disparu, les proches d’un otage libéré qui l’étreignent après des années de séparation, un enfant gravement malade subitement guéri, etc.
Pourtant, certains se sentent agacés par le bonheur d’autrui, surtout parmi les individus qui se placent en situation de rivalité. Il arrive alors qu’ils se réjouissent de l’épreuve ou de l’échec qui affecte quelqu’un en qui ils voient un concurrent sur le plan professionnel ou un rival sur le plan affectif. Pour les biologistes, cette attitude, plus fréquente qu’on ne croit, a constitué un avantage adaptatif au cours de l’évolution: l’élimination d’un rival facilitait la propre survie d’un individu ou lui permettait d’obtenir une meilleure place au sein du groupe. Le bouddhisme explique que cet esprit de rivalité est un poison qui rend le bonheur dépendant des autres dans une spirale négative : heureux quand ils échouent, malheureux quand ils réussissent. TI montre que l’une des clefs de la sérénité consiste à ne plus se comparer, à se départir de l’esprit de rivalité, à chercher à surmonter toute jalousie. Le meilleur antidote pour y parvenir est d’apprendre à se réjouir du bonheur d’autrui.
Frédéric Lenoir.
Du bonheur.
Fayard, 2014.