Extraits philosophiques

Confrontation

L’Europe en guerre
« Poutine fera la guerre. Je ne sais pas quand, mais il la fera. Et les Européens seront alors surpris de découvrir que cette guerre les vise aussi… »
L’immense journaliste russe Anna Politkovskaïa semblait désolée de doucher mon optimisme. C’était en 2005, à Paris, j’avais 25 ans et je revenais de Kyiv où j’avais filmé pendant deux mois la Révolution orange, le grand soulèvement anti-corruption et pro-européen du peuple ukrainien. Anna a souri tristement en écoutant mes récits enthousiastes sur la ville insurgée, puis a dit d’une voix douce : « Tout ce que tu décris est magnifique, ces jeunes sont formidables, leur soif de liberté est admirable, mais Poutine envahira le pays pour les ramener à la servitude. Il fera la guerre. Oui, la guerre. »
Elle était mon modèle, la personne la plus courageuse et la plus lucide que j’aie croisée dans ma vie, mais ce soir-là, je la trouvais trop pessimiste. Je lui ai fait remarquer en plaisantant qu’elle commençait à ressembler à ces vieux dissidents désespérés de l’époque soviétique. Elle a ri. Puis elle a continué : « Vous ne mesurez pas ici l’ampleur des problèmes qui vont vous tomber sur la tête. Les Européens pensent que ce qui se passe à Moscou ne les concerne pas, que c’est notre problème et notre problème uniquement. Poutine hait les gens comme moi, certes. Mais à travers nous, en Russie, à travers les révolutionnaires ukrainiens ou géorgiens, c’est aussi vous qu’il hait, votre démocratie, votre société, vos libertés. Les Européens pensent que son régime est simplement une menace pour nous ? Leur réveil sera brutal. »
Anna Politkovskaïa a été abattue dans le hall de son immeuble le 7 octobre 2006. Le jour de l’anniversaire de Poutine. Comme un cadeau fait au Tsar par ses sbires. Aucun dirigeant européen ne l’a entendue. Aucun dirigeant européen ne l’a écoutée. Aucun dirigeant européen ne l’a crue.
Elle est morte seule. Comme elle avait crié, seule, dans un océan de surdité et d’aveuglement pendant des années. Pourquoi nos gouvernants n’ont-ils pas voulu croire Anna ? Pourquoi n’ont-ils pas voulu voir ce que l’anéantissement de la Tchétchénie ou la destruction de la Syrie, le démembrement de la Géorgie ou la première invasion de l’Ukraine en 2014 annonçaient ?
L’histoire que je veux raconter part de là : de cette incroyable cécité.
C’est l’histoire d’un continent qui s’est couché devant un tyran pour avoir la paix et se retrouve plongé dans la guerre.
C’est l’histoire de démocraties qui ont vendu à leurs ennemis la corde pour les pendre.
C’est l’histoire d’élites européennes qui ont failli à leur mission par cupidité ou par naïveté, par culte du profit ou par religion du confort.
C’est l’histoire de nations qui ont laissé se diffuser en elles le poison de la corruption et du renoncement.
C’est une histoire avec laquelle il nous faut rompre sans délai.
*
Je n’invoquerai pas dans ces pages la morale ou les grands principes humanistes, mais la sécurité et la souveraineté. Je n’appellerai pas à l’idéalisme, mais au réalisme. Oui : au réalisme. Un réalisme certes bien différent de la bouillie qui est habituellement servie sous ce nom.
Les ministres et les éditorialistes qui ont expliqué pendant vingt ans d’une voix assurée que Vladimir Poutine était un partenaire ont perdu tout droit de se prétendre « réalistes ». Leur principale faute à mes yeux n’est pas d’avoir été trop cyniques, c’est d’avoir été trop légers. Derrière leurs poses de vieux sages, ils ont adhéré à des contes pour enfants : la fin de l’Histoire, le commerce pacificateur, l’aplanissement du monde. Ils ont baissé la garde et ont mis en danger nos nations.
Ils n’ont pas simplement consenti au massacre des Tchétchènes ou des Syriens, au démembrement de la Géorgie en 2008 ou à l’occupation de la Crimée en 2014, ils ont accepté le piétinement de nos intérêts stratégiques. Sourds aux alertes, aveugles aux faits, ils nous ont menés au bord de l’abîme.
Le premier commandement du réalisme est de fonder sa politique sur la réalité. Or la réalité fondamentale de l’Europe en 2023, c’est la guerre du Kremlin. Certes nos pays n’ont pas de troupes sur le front et nos villes ne sont pas bombardées, mais nos démocraties sont visées. La guerre n’a pas commencé le 24 février 2022 et ne se limite pas aux frontières de l’Ukraine. Elle dure depuis de longues années et, dans sa forme hybride, touche le cœur même de nos cités. Il est temps de le comprendre, de le dire et d’en tirer toutes les conséquences.

Raphaël Gluksmann.
La grande confrontation.
Allary, 2023.

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