Extraits philosophiques

Autour de la pauvreté

La pauvreté
La logique paraît imparable : si croissance rime avec abondance, alors la décroissance amènerait la carence. « Décroissance veut dire appauvrissement des Français », nous dit Bruno Le Maire : « si vous avez de la décroissance, vous aurez moins de richesse, et vous aurez plus de pauvres184 ». Abandonner la croissance serait donc « le chemin de la pauvreté », pour reprendre les mots de Jean-Philippe Delsol185.
Et en effet, à première vue, nous pourrions croire à un manque de moyens. En 2018, 5,3 millions de personnes en France vivent avec moins de 885 euros par mois, 6,7 millions sont en situation de précarité énergétique, et 5 millions font appel à l’aide alimentaire186. En élargissant la focale, l’Insee estime à 10 millions les personnes pauvres en France métropolitaine187. Cette misère est bien réelle, mais trouve-t-elle sa cause dans une économie trop petite ? Dit autrement, y a-t-il des sans-logis par manque de logis, des précaires énergétiques par manque d’énergie, de la malnutrition par manque de nourriture, et des bas revenus par manque de revenu ?
Pour répondre à cette question, commençons par faire l’inventaire de ce dont nous avons besoin pour mettre fin à la pauvreté en France. Une façon de faire cela consiste à calculer des « budgets de référence », selon la procédure élaborée par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale188. Pour les établir, des groupes de citoyens sont interrogés sur les biens et services nécessaires pour vivre décemment. Ces « paniers de référence » sont ensuite valorisés en tenant compte de leur coût, pour finalement obtenir un budget de référence qui viendra varier selon les configurations familiales et la localité (entre 1 424 euros pour une personne active seule et 3 284 euros pour un couple avec deux enfants, avec des ajustements en fonction des villes).
En multipliant ces différents budgets de référence par le nombre de personnes concernées, on peut estimer le revenu national nécessaire pour permettre à toute la population de subvenir à ses besoins. C’est ainsi qu’on définit un seuil minimum de revenu national, une sorte de plancher économique. Dernière étape : on compare ce niveau minimum au revenu national actuel pour estimer si oui ou non un pays produit assez de richesse.
Selon les calculs de Pierre Concialdi, économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales, cet excédent macroéconomique était nul au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et donc la quasi-totalité du revenu national aurait ainsi été nécessaire pour satisfaire les besoins des Français189. Dans cette situation, toute réduction du revenu national plongerait une partie de la population dans la pauvreté.
Or, dès les années 1960, la situation change radicalement. Des années 1960 au milieu des années 1970 se forme un surplus macroéconomique représentant près de la moitié du revenu total. En 2013, ce surplus a atteint 42 % du revenu national, soit environ 900 milliards d’euros, et l’ordre de grandeur a peu varié depuis (le surplus était de 44 % en 2021, selon les dernières estimations de Pierre Concialdi). Ce chiffre est extrêmement précieux : il montre qu’il est théoriquement possible que tout le monde vive décemment, nous avons assez de richesses pour cela. Par conséquent, la croissance économique n’est plus une condition nécessaire pour éradiquer la pauvreté en France.
Nous avons assez de revenus, mais ils sont mal distribués, et certains voient la redistribution d’un mauvais œil. La croissance économique serait donc une meilleure solution car elle pourrait rehausser les revenus des plus démunis sans réduire ceux des plus riches, esquivant ainsi un sujet politique épineux. Mais encore faudrait-il que la croissance booste les revenus des ménages les plus modestes, ce qui, en réalité, n’est pas souvent le cas.
Entre 1983 et 2015, les 50 % des Français les plus pauvres n’ont capté que 20 % de la croissance totale, une part équivalente à celle des 1 % les plus riches190. Cette tendance est représentative d’un mouvement plus général d’augmentation des inégalités que nous expliquerons dans la partie suivante. En ce qui concerne le bas de la pyramide, le résultat est clair : la pauvreté (mesurée à 60 % du revenu médian) a augmenté en France pendant la dernière décennie, passant de 13,8 % en 2013 (8,5 millions de personnes) à 14,8 % en 2018 (9,3 millions de personnes), et ce malgré la croissance du PIB191.
Non seulement la croissance ne réduit pas la pauvreté, mais il est aussi possible d’y mettre fin sans croissance. Comme le rappelle Denis Colombi dans Où va l’argent des pauvres, la solution la plus simple à la misère consiste à donner de l’argent aux personnes qui n’en ont pas. Aujourd’hui, les prestations redistributives visant à réduire la pauvreté constituent un quart de l’ensemble des prestations sociales, et les minima sociaux (27,2 milliards d’euros) représentent 1,2 % du PIB en 2019192. Souvenons-nous du surplus macroéconomique de 900 milliards : nul besoin de faire croître le PIB total pour augmenter ces prestations, il suffit seulement de réallouer une richesse qui existe déjà.

Timothée Parrique.
Ralentir ou périr. L’économie de la dévroissance.
Seuil, 2022.

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