Extraits littéraires

Une pinte de rire

Non seulement je rechigne à rencontrer de nouvelles personnes mais toute vie sociale de manière générale m’est devenue physiquement pénible. Dès le lendemain de ma rupture avec Lisa, je me suis mis à avoir des problèmes d’audition : il suffit que je me retrouve avec des gens pour que mes oreilles se bouchent de manière épisodique, comme si on y enfonçait subitement des boules Quies, à tel point que, durant quelques minutes, je n’entends plus rien. Mû par un réflexe de défense, je m’enferme dans ma bulle et mon imaginaire divague, prend le relais, selon un phénomène similaire à celui de l’estivation, les escargots font ça à l’approche des grosses chaleurs, ils s’enferment et obstruent l’entrée de leur coquille d’un opercule calcaire pour se protéger de la chaleur – quant à savoir s’ils s’évadent dans leurs rêves, l’hypothèse n’est pas à exclure.
Marie-Françoise, une amie vaguement portée sur les médecines parallèles, a une théorie sur le lien entre les maux et les mots. Il y a quelque temps, j’ai souffert d’une douleur sciatique persistante et elle a asséné sans la moindre réserve : Ben oui, c’est évident, tu en as plein le dos. Pour elle, c’est tout simplement l’inconscient qui s’exprime par le corps, essayant de faire passer un message à travers un langage commun. J’ai beau être sceptique, il n’en reste pas moins que, oui, effectivement, à cette époque j’en avais plein le dos. Si la théorie est juste, qu’en est-il ici ? Est-ce que, comme l’un des trois singes de la sagesse, je ne veux rien entendre ? Mon avenir est-il bouché ? La vie n’est-elle au fond qu’un amas de cérumen ?
Sa théorie va même plus loin. Elle connaît une fille qui avait des problèmes de cervicales depuis des années, un insupportable mal de cou qui ne la lâchait pas, elle avait consulté tous les spécialistes possibles sans résultats, pas de déplacement de vertèbres, pas d’arthrose, rien. Jusqu’au jour où, faisant des recherches sur ses antécédents familiaux pour une tout autre raison, elle avait découvert que son arrière-grand-mère maternelle s’était pendue dans sa grange, cette mort était restée un non-dit, un secret de famille tabou. Selon Marie-Françoise, sa douleur cervicale était une trace fossile de son ascendance, une mémoire du corps qui avait traversé les générations comme un atavisme caché, un cours d’eau dans une grotte souterraine. De fait, après la découverte de cet événement familial, la fille avait vu sa douleur disparaître définitivement. Si ça se trouve, mon arrière-grand-mère était fermière et avait toujours du foin dans les oreilles – ce qui est, j’en conviens, nettement moins romanesque.
Je suis allé consulter une médecin ORL dans l’espoir qu’elle décèle un éventuel bouchon de cérumen et me l’extraie dans la foulée, mais elle n’a rien trouvé, pas même la plus petite inflammation. Elle a alors émis l’hypothèse d’une pression intracrânienne due à une hypertension, et à la série de questions buvez-vous fumez-vous pratiquez-vous une activité physique êtes-vous stressé/angoissé, j’avais fait un sans-faute – un cent-fautes, je cumulais tous les paramètres du terrain hypertendu. Elle m’a conseillé, l’air grave et solennel, de commencer par changer d’hygiène de vie. Il y a deux types de médecins, les Peu de symptômes sont réellement graves et les Tout est potentiellement fatal. Dans la première catégorie se trouve mon ancien médecin traitant, un gros type à la chemise éternellement ouverte sur une chaîne, qui me parlait de tout sauf de mon état, pour lui rien n’était grave, il se riait de tout diagnostic en secouant ses larges épaules, La semaine dernière j’ai eu une ado qui a eu la rougeole, eh bien je peux vous dire qu’elle en a bavé, ah ah ah, et nous riions ensemble de cette situation cocasse. Avec lui, être malade était une broutille qu’on surmontait en riant. Cette ORL fait manifestement partie de la seconde catégorie. Tout son être dit : N’oubliez jamais que nous allons mourir d’une cause qui peut se déclarer à tout moment. En sortant j’ai allumé une cigarette en me disant que si je faisais un AVC, là, Lisa culpabiliserait toute sa vie – j’étais dans ma phase suicidaire modéré.

Fab Caro.
Samouraï.
Gallimard, 2022.

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