Extraits philosophiques

Héros

AVONS-NOUS BESOIN DE HÉROS POUR ÊTRE HEUREUX ?
BORIS CYRULNIK, neuropsychiatre.
Je me suis posé la question du bonheur et de l’héroïsme dans le cadre de réflexions sur la résilience. Pourquoi a-t-on besoin de héros ? Qui en a besoin ? Dans quelles circonstances a-t-on recours à eux ? Que cela nous apporte-t-il d’héroïser un individu ou de le diaboliser ?
Première réponse : un enfant sans héros est un enfant qui n’a pas d’image identificatoire, de modèle identificatoire. L’enfant ne sait pas vers qui, ni comment il doit se développer. En revanche, s’il a un héros il peut se dire : « Quand je serai grand je serai comme lui, je serai comme elle. Ça, c’est le héros constructif, le héros bénéfique qui sert à l’identification des enfants. »
Le premier héros, c’est la figure maternelle. Mais est-elle une héroïne ? L’enfant a peur quand elle n’est pas là. Lorsqu’elle se trouve à ses côtés, il est sécurisé. S’il pleure, on le prend dans les bras, ou bien on émet un son ou encore on lui parle : « Oui, oui, maman est là. » Il se calme, du moins quand il va bien. Cela signifie que la mère n’est peut-être pas une héroïne mais qu’elle se montre sécurisante. C’est une figure d’attachement, notre tranquillisant naturel d’une certaine manière. Quand elle est présente, l’enfant n’a peur de rien, il goûte même au plaisir d’explorer. Le père entre en scène après.
Biologiquement, le père intervient plus tard. Ce sont les femmes qui, portant les enfants, déposent leurs empreintes dans le psychisme de l’enfant. De nos jours, les travaux se multiplient sur les interactions précoces. Nous avons observé qu’un bébé d’une heure reconnaît les basses fréquences de la voix de sa mère, tourne la tête et les yeux quelle que soit sa place dans l’espace, et reconnaît l’odeur du creux sus-claviculaire de sa mère. Elle est déjà pour lui un objet familier donc sécurisant.
Le père prend le relais de la mère. C’est important qu’il devienne un héros après elle. C’est bien, comme dit Lacan, qu’il intervienne après elle car si l’on n’avait que la mère à aimer on serait prisonnier de son affection. En effet, l’enfant est confronté à une multitude de styles d’attachement : j’aime papa, ma tante, ma nounou de manières différentes. Ces styles affectifs sont un facteur de protection pour l’enfant qui, plus tard, lorsqu’il affrontera des difficultés, ou des traumatismes, se souviendra de ces affections fondatrices : « Quand je suis malheureux il y a toujours quelqu’un, une figure d’attachement qui me vient en aide. » Cela ne signifie pas qu’il ne souffre pas, mais dans sa mémoire il a acquis la conviction d’avoir été aimé et qu’il est donc aimable : quelqu’un va pouvoir l’aider. Les premiers héros sont donc maman et papa. Malgré la nouvelle condition des femmes, les mères conservent la priorité de l’empreinte affective.
D’après les travaux réalisés en Suède, nous avons pu constater que de plus en plus d’hommes demandent à rester à la maison pour s’occuper des enfants et de plus en plus de femmes partent tôt et rentrent tard. Mais en cas d’angoisse de l’enfant c’est la mère qui produit le plus fort effet sécurisant. Aimer maman ce n’est donc pas pareil qu’aimer papa, mais les deux sont nécessaires pour ne pas être prisonnier de maman.
Enfant, mon premier héros a été Tarzan car j’étais petit, donc faible, et sans famille. Tarzan était comme moi sauf qu’il était musclé, avait un slip en peau de bête avec un poignard dedans. Ensuite, il a rencontré Jane qui l’a humanisé en lui apprenant à parler. Moi, petit, rachitique, faible, seul, sans famille, je vivais une période difficile mais ce n’était pas grave : j’allais devenir comme Tarzan, sauverai des animaux, aurai un slip en peau de bête et je rencontrerai Jane. J’ai tout réalisé sauf le slip en peau de bête.
J’ai eu la chance de ne pas être allé à l’école et d’avoir directement été admis au lycée Jacques-Decour à la Libération lorsque j’avais onze ans. C’était un lycée de pauvres dans les années d’après-guerre. Il y avait beaucoup de communistes et d’enfants juifs dans ce lycée. Les professeurs nous disaient qu’une place sur trois était vacante. Il s’agissait soit d’un garçon d’extrême droite engagé dans les Waffen-SS et qui n’était pas revenu, soit d’un communiste, soit d’un Juif. C’était un lycée très politisé aux places vides nombreuses.
Cependant, nous avions des professeurs absolument merveilleux. Ils nous faisaient beaucoup lire et ont été pour moi des images identificatoires. Que ce soit en histoire, en philosophie… Ils m’ont fait découvrir Sans famille, un roman extraordinaire.
Ma famille a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale et Remi de Sans famille parlait de moi : nous avions le même âge. Il avait perdu ses parents comme moi et avait été aussi recueilli. Ébloui par ce livre, Remi a été mon héros. Lorsqu’il est chassé une deuxième fois de sa famille d’accueil, vendu à Monsieur Vitalis et cela constitue au bout du compte un miracle. Il a monté une troupe de théâtre, appris le métier de metteur en scène et eu pour comédiens trois chiens et un singe. Quand je suis passé par des phases difficiles, je me répétais que c’était possible, que l’on pouvait toujours trouver quelqu’un qui nous tendrait la main. On peut toujours devenir metteur en scène, trouver des chiens et des singes, être artiste de rue. J’ai été enchanté de voir dans ce livre comment Remi réussissait à surpasser toutes ses difficultés.

Sept voix sur le bonheur.
Éditions de l’équateur, 2015.
Un texte de Boris Cyrulnik.

Print Friendly
FavoriteLoadingAjouter aux favoris