Extraits philosophiques

Et Tic

INTRODUCTION
LA MORALE : PÉNURIE OU EXCÈS ?
L’âge de la confusion
C’est notre passe-temps préféré : déplorer le déclin des valeurs, la perte des repères, la confusion morale ; puis entonner l’air du « c’était mieux avant » ; fredonner la mélodie du « tout fout le camp » ; enfin, affirmer d’un air désolé qu’« on va dans le mur ». Voilà qui, non seulement, nous offre d’inépuisables sujets de conversation, mais nous confirme dans notre estime de soi. Car, convenons-en, dénoncer les dérives de la finance, la corruption des élus, l’oppression patriarcale, les ravages du productivisme, bref, la saloperie du monde et le mal en général : qu’est-ce que ça fait du bien ! Voilà qui nous conforte dans l’idée que nous sommes à la fois lucides et vertueux, nous qui traquons le vice derrière les apparences. Et cela nous procure, en outre, un programme clair d’action : il faut au plus vite moraliser ce monde infâme, soit, dans le désordre, le capitalisme, la vie politique, les relations hommes/femmes, notre rapport à la planète, notre consommation, notre mémoire, la science et toute la culture… Programme d’autant plus satisfaisant pour notre confort personnel qu’il est irréalisable ! Car le « tout-changisme » est l’autre nom du « rien-fairisme », sauf quand il réussit : il s’appelle alors totalitarisme. Sinon, ce sont des échanges sans fin où l’on refait le monde aussi vainement qu’un match…
Il y a tout de même une limite à cette attitude. Si tout le monde veut plus d’éthique, personne – hormis quelques fondamentalistes plus ou moins barbus – n’aspire au retour de la morale, celle d’autrefois, qui imposait son ordre unique, dogmatique et conformiste. Celle qui formatait tous les pans de notre existence, collective et individuelle, du berceau à la tombe et du matin au soir, tous les jours de l’année. Qui d’entre nous accepterait désormais qu’on lui dicte, à tout moment, ce qu’il doit faire dans sa vie intime, affective, professionnelle, sociale, civique, spirituelle ? Si nous regrettons les jalons éthiques de jadis, nous n’éprouvons aucune nostalgie pour l’ordre moral d’antan.
Je suis comme toi, cher lecteur, pris dans ce paradoxe qui révèle l’ambivalence de notre temps. Car, comme toi, j’ai deux visages : d’un côté, celui d’un ado libertaire, toujours prêt à tout contester ; de l’autre, celui du vieux con, toujours prêt à tout regretter ! Ultraprogessiste à ma gauche ; hyperconservateur à ma droite ; jamais capable d’aimer cette époque, qui nous permet pourtant d’être les deux à la fois sans trop de dommages collatéraux, hormis pour la cohérence. Comme toi, je déteste aussi l’hyperrelativisme éthique, qui fait dire au naïf comme au salaud : « à chacun sa morale ». Jusqu’à ce que le naïf subisse les sales coups du salaud et prenne soudain conscience que si le Bien est « subjectif », le Mal, lui, surgit toujours dans son atroce objectivité. Quand il est là, les doutes s’effacent et, avec eux, les postures et impostures sceptiques.
Pourtant, comme toi, cher lecteur, je m’inquiète aussi quand l’empire du Bien contre-attaque. Car si la religion nous a quittés, le moralisme nous envahit. C’est une éthique floue, sans repères ni boussole, qui déferle, s’étend et submerge tous les domaines de l’existence. Plus rien n’est épargné. En 1968, on disait « tout est politique » ; aujourd’hui ce serait « tout est moral » ! J’en ai pris soudain conscience lorsque, dans un parc, au détour d’un chemin, j’ai découvert une poubelle parée du titre d’« éthique et citoyenne ». La morale est tombée bien bas.
Comme toi, je vois qu’il y a aujourd’hui des choses qu’il n’est plus permis de dire ni même de penser. Quelques exemples ? Tu les connais. Mets en cause la compétence d’une femme incompétente, tu seras un suppôt rance du patriarcat. Doute de l’effondrement prochain de la planète, tu seras un collabo de l’infâme productivisme. Exige un peu d’esprit critique sur le changement climatique, le glyphosate, le nucléaire, le bio, les circuits courts, les voitures électriques, les éoliennes… tu seras un larbin à la solde d’infâmes lobbies. Interroge la cohérence d’une politique migratoire, tu seras un abject raciste. Ose dire que l’esclavage ne fut pas le fait des seuls Européens, tu seras un vilain néocolonialiste. Critique l’islamisme, tu seras islamophobe. Oppose-toi aux grévistes qui défendent leurs privilèges ou aux étudiants qui bloquent des examens, tu seras un sale réactionnaire. Mange une entrecôte, tu seras pire qu’un nazi, insensible à la souffrance animale, etc.
Ce sont là des mauvaises pensées ! Pour les éradiquer à la source, on exigera de l’école qu’elle « change les mentalités », c’est-à-dire formate les cerveaux, pour ne plus avoir à les laver ensuite. Dès son plus jeune âge, le futur citoyen devra apprendre à « penser bien » plutôt qu’à « penser par lui-même », sans s’apercevoir qu’une telle exigence reproduit les pires dérives totalitaires… mais, comme c’est pour le BIEN, on ne s’en formalisera pas trop !
Détestable triomphe du « moralement » correct.

Mais que lui opposer ? Le relativisme éthique ? Mais il est tout aussi délétère. C’est l’infernale spirale qui nous piège aujourd’hui : qui prêche le dogme produit du doute, et qui sème le doute récolte du dogme.

La morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains
Pierre-Henri Tavoillot
Michel Lafon, 2020.

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