Extraits philosophiques

Sacré

LEUR SACRÉ
Lentigny, le 1er avril 2020
C’est insidieux, le Mal, souvent. Dans votre vie d’enfant à l’Ouest du Canada ça ne prenait pas toujours la forme de John Wayne qui dégomme une douzaine de Peaux-Rouges, les faisant lourdement chuter de leur cheval les uns après les autres – et même quand ça prenait cette forme-là c’était insidieux car vous étiez dans le corps, le cœur et le regard de John Wayne (ou de la femme qui l’aimait) et par conséquent vous vous félicitiez, vous réjouissiez avec lui de la défaite de ces ennemis dangereux, rusés, retors, et cætera, mais à d’autres moments le Mal était bien plus insidieux que cela, par exemple lorsqu’à l’école on faisait mine de vous décrire objectivement le mode de vie des Autochtones. On vous racontait l’histoire du père Albert Lacombe, missionnaire oblat qui avait passé de longues années non seulement à évangéliser et à convertir les sauvages, mais aussi à apprendre leurs langues et à se familiariser avec leur culture, justement pour mieux les évangéliser et les convertir. Dès que les maîtres entraient dans un peu de détail, les enfants que vous étiez ne pouvaient que rigoler. Ah bon ? Au lieu de comprendre qu’il y a un seul Dieu tout-puissant et invisible, responsable de la Création de l’univers entier… et puis son Fils qui s’appelle Jésus-Christ, né d’une femme à la fois mariée et vierge, mort d’une mort horrible sur une Croix, puis revenu d’entre les morts pour nous sauver de nos péchés, avant de repartir quand même au Ciel rejoindre son Père…, et puis le Saint-Esprit… bref, au lieu de comprendre ces sublimes évidences-là, les « Indiens » (soi-disant), jusqu’à l’arrivée de « l’homme blanc » (soi-disant), croyaient… – attends, plus débile que ça tu meurs – que tout était sacré ! T’imagines un peu ? Le soleil, la lune, le vent, chaque étoile, chaque arbre, fleur, baie, oiseau, bison, orignal, et même les flèches qu’ils utilisaient pour chasser : ah ! c’est vraiment le paganisme dans toute sa splendeur ! Ils ne savaient pas que seuls sont sacrés Dieu, les saints, les anges, le paradis, Jésus, Marie et peut-être Joseph, mais surtout pas nous et encore moins les animaux et les plantes ! Nous leur sommes supérieurs parce que Dieu nous a faits à son image, sauf qu’on est tous des pauvres pécheurs parce que Ève a mangé une pomme au jardin d’Éden et ça a été la Chute. Il ne faut pas s’attacher aux choses de ce monde parce que ce n’est pas la vraie réalité, la vraie réalité c’est après la mort, là-haut, auprès de Dieu, si on l’a mérité. Ils étaient franchement nuls, ces Indiens : ils se servaient du bitume dans les sables du nord de la province pour calfater le fond de leurs canoës, au lieu de comprendre que ces sables recelaient des quantités fabuleuses de pétrole ! Ils chevauchaient bêtement à travers les prairies au lieu d’y planter du blé !
Ce discours était implicite, silencieux, omniprésent. Il était l’air que vous respiriez. Il se glissait insidieusement dans vos méninges. Quand les parents, prêtres, enseignants et gouvernants décrivent et expliquent tranquillement le monde, vous n’êtes pas à même de protester ; faible et dépendant, vous n’avez d’autre choix que d’avaler. En se mariant à votre corps-âme, leurs descriptions et explications deviennent vous. Et comme, par ailleurs, les seuls Autochtones que vous voyiez de vos yeux étaient les clochards et les prostituées qui vivotaient à même le trottoir dans les quartiers les plus lugubres de la ville, et comme on vous expliquait que tous les autres étaient parqués dans des « réserves », telles des bêtes sauvages, tout cela venait confirmer le caractère puéril pour ne pas dire ridicule de leurs croyances. Ils ne construisaient même pas d’église, tu te rends compte ! Nous, on construit des églises ! On va à l’église le dimanche et, les autres jours, on travaille dur. Ils n’avaient même pas d’école, tu te rends compte ! Nous faisons l’impossible pour les éduquer mais ils sont paresseux. La preuve : dans les réserves, ils passent leur temps à se soûler.
Ce n’est que plus tard, en percevant la catastrophe vers laquelle nous conduisent nos certitudes arrogantes – désacralisation de la terre, épuisement des sols, extinction et massacre des animaux, pollution de l’air, des rivières, des océans, obésité galopante, diabète, maladies respiratoires, pandémies planétaires –, qu’il vous viendra à l’idée de retourner, doucement, intérieurement, sur la pointe des pieds, aux légendes et aux croyances des Premières Nations, et de vous dire… Ah bon ? en disant que tout est sacré, ils n’avaient peut-être pas si tort que cela ? La vache est donc réellement notre sœur, d’une certaine façon, et la Terre, notre mère ? Nous n’avons pas été mis sur cette Terre pour la dominer, la maîtriser et l’exploiter ? Personne ne nous a octroyé le droit de soumettre les animaux, de les transformer en machines, de nous transformer en machines, de nous approprier et de dévaster, dans le but de nous enrichir, les champs et les lacs, les forêts et les montagnes ? Ah bon ? Lors de la rencontre de ces deux cultures, l’enseignement aurait pu être… réciproque ?
À partir de là, lorsque vos gouvernants donnent à la Gendarmerie royale du Canada l’ordre explicite d’employer la force létale contre des Autochtones qui chercheraient à entraver le passage d’un pipeline sur leur territoire… eh bien, comme vous n’êtes plus enfant mais adulte, et comme le Mal n’est plus insidieux mais flagrant…, il vous faut protester.

Nancy Huston.
Je suis parce que nous sommes.
Lénéac, 2020.

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