Extraits littéraires

Discours

Tu sais, ça ferait très plaisir à ta sœur si tu faisais un petit discours le jour de la cérémonie. Il laisse tomber ces quelques mots, comme ça, sans plus d’ornements, sans même me regarder, appliqué à se servir un verre de vin rouge qu’il vide dans la foulée. Le détachement, l’absence totale de solennité qu’il imprime à cette phrase empêchent toute négociation. Débattre d’une telle proposition relève du superflu, voire du grotesque. J’ai beau chercher, je n’y décèle pas l’ombre d’une intonation interrogative. Son autorité naturelle ne s’encombre d’aucune question, de volume sonore, de regard droit. Rien de très élaboré, hein, quelques mots, ça la toucherait beaucoup. Oui oui, bien sûr, avec plaisir. C’est tout ce que je trouve à répondre. Ma sœur et ma mère reviennent de la cuisine à ce moment-là, il ne manquait plus que ça pour me pourrir la soirée, un discours.

De ma place, je peux apercevoir le porte-serviettes au mur de la cuisine et m’étonne d’être encore traumatisé, trente ans après, par ce chef-d’œuvre d’ébénisterie initié par notre professeur de technologie de sixième en guise de cadeau de Noël pour nos parents. Il s’agissait d’élaborer un porte-serviettes en forme de sapin à partir d’une planchette rectangulaire, l’exercice avait pour but de nous familiariser avec le tour, la meuleuse, la fraiseuse et autres outils aux noms barbares dont l’utilité nous échappait et m’échappe encore aujourd’hui pour tout dire. Nous devions ensuite clouer trois épingles à linge sur la planchette et le tour était joué, un jeu d’enfants. À ceci près que, très vite, la situation m’échappa et mon sapin se mit à prendre une forme aussi incongrue que périlleuse. J’avais beau tenter de rectifier le tir, scier, meuler, limer, fraiser, rien à faire, j’assistais, impuissant, à la genèse d’une forme qui prenait vie malgré moi, revendiquait son indépendance avec morgue et rébellion, et je regardais, hébété, paniqué, mon porte-serviettes de Noël s’éloigner du concept initial de sapin pour se rapprocher lentement mais sûrement de celui de bite. Plus je m’acharnais à m’en écarter, plus elle se dessinait. Plus je visais le sapin, plus la bite se précisait. À la fin de la séance, ma production provoqua l’hilarité de tous mes camarades et le professeur, n’y voyant qu’une provocation potache, me gratifia d’une retenue. Le 25 décembre, j’offris donc à mes parents une bite en contreplaqué en guise de cadeau de Noël, cadeau que ma mère trouva si charmant qu’elle s’empressa de l’accrocher au mur de la cuisine malgré mes protestations paniquées, interprétées comme de la modestie mal placée. Toute mon adolescence, l’estomac tordu par l’angoisse, je vis ainsi défiler dans la cuisine de mes parents des visiteurs qui ne manquaient jamais de jeter un œil au porte-serviettes avec un certain désarroi, bien que, par ce que je suppose être une sorte de savoir-vivre, personne ne fît jamais la moindre allusion. Qu’est-ce qu’il peut bien passer par la tête des invités qui découvrent une bite en contreplaqué sur le mur de la cuisine d’un couple de tranquilles septuagénaires ? Quelle explication tangible peut-il y avoir à ce parti pris décoratif ? Chaque fois que je reviens voir mes parents, je tente un furtif et détaché Depuis le temps, tu pourrais enlever cette vieillerie non ? Et ma mère de répondre invariablement Non non, tu l’avais fait avec amour, il restera là jusqu’à ma mort. Je n’ai jamais su si ma mère était la seule à ne pas voir que le porte-serviettes représentait une bite ou si elle avait peur de me blesser en le retirant, et avait décidé contre vents et marées d’être du côté de sa progéniture, telle la mère dont le fils psychopathe a assassiné plusieurs personnes à l’arme de poing et qui s’obstine à défendre la thèse de l’accident. N’importe qui à ma place aurait clos le dossier en une simple phrase, Enfin maman, tu vois bien que ce truc ressemble à une bite, enlève ça voyons. Mais je n’ai jamais entretenu avec mes parents autre chose que des rapports naviguant mollement entre non-dit, consensus respectueux et acceptation polie, un non-rapport, cette volonté de ne jamais faire de vagues pour ne pas avoir à les surmonter. Schéma que par la suite je ne cesserais de reproduire avec les filles que je croiserais tout au long de mon existence. Et m’apparaît alors ce bilan assez terrifiant que ma vie affective n’aura été au fond qu’une acceptation résignée de bites en contreplaqué sur un mur de cuisine.

Fabrice Caro.
Le discours.
Gallimard, 2018.

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