Extraits philosophiques

L’argent des pauvres

De l’argent pour les pauvres ?
Quelle drôle d’idée…
L’heure de pointe. Un homme, parfois une femme, rentre dans la rame du métro et entame un petit discours, sorte de ritournelle à l’air si reconnaissable. Est déroulée une liste de difficultés plus ou moins récentes : la perte d’un emploi, une séparation douloureuse, un décès dans la famille, une guerre à l’étranger suivie d’un exil… Parfois, il mentionne son âge, ses enfants, la nécessité de rester propre et digne ou la disposition à travailler pour peu qu’un emploi se présente, n’importe quel emploi. Invariablement, le discours se finit par une demande simple : de l’argent, un ticket restaurant ou de quoi manger. Toujours la même scansion, toujours le même exposé. Cette scène nous est si familière que nous n’y prêtons plus grande attention.
Mais parfois un détail, presque rien, réveille notre attention. Ce peut être un vêtement un peu trop propre, une paire de chaussures d’apparence neuve, un sac de sport dernier cri. Parfois, c’est un smartphone que l’on devine dans la main ou dans la poche de celui ou celle qui quémande, ou des écouteurs que l’on voit pendre à son cou ou couvrir ses oreilles. Souvent, c’est le paquet de cigarettes, la cannette de bière ou la bouteille d’alcool. Pourquoi des gens qui ont toutes ces choses feraient-ils la manche ? Le doute s’immisce jusque chez les plus généreux : « Cette personne a-t-elle vraiment besoin d’argent ? se demande-t-il. Saura-t-elle utiliser de façon avisée ce que je m’apprête à lui donner ? » D’un seul coup, voilà le mécène du métropolitain qui hésite… C’est qu’il ne voudrait pas que l’argent, son argent, gagné à la sueur de son front, vienne encourager le stupre et la paresse au détriment du travail et du mérite. Alors, il calcule, il évalue, il juge : ce discours est-il crédible ? Ce pauvre est-il vraiment pauvre ? Intérieurement, il en vient à pester : « Si seulement ces gens savaient quoi faire de leur argent, ils n’en seraient pas là ! »
Il y en a même certains, parmi les mancheurs, qui préfèrent jouer cartes sur table : « J’ai besoin d’argent pour m’acheter de l’alcool. » La phrase peut être dite avec ironie, mais aussi avec tout le sérieux du monde. « Moi, je suis un toxico, j’ai besoin de me payer ma dose, y a qu’à Paris que je peux trouver ma drogue » : c’est ce qu’expliquait un jeune garçon, à peine sorti de l’adolescence, à mon voisin de métro qui l’enjoignait de quitter la capitale pour sortir de la pauvreté. Je venais pour ma part de lui donner une pièce. Avais-je commis une faute en accordant un peu d’aide à quelqu’un qui allait visiblement l’utiliser pour un produit à la fois dangereux et illégal ? Je n’ai pas la réponse à cette question.
Petit théâtre de la misère
Où va l’argent des pauvres ? Voilà un sujet qui soulève l’inquiétude et la colère. Mais beaucoup moins l’interrogation ou même la simple curiosité. Je l’ai rencontré pour la première fois, au tout début de ma carrière, dans un lycée où j’étais alors un tout jeune professeur de sciences économiques et sociales. Une collègue, à peine plus âgée que moi à l’époque, est entrée dans la salle des professeurs de fort mauvaise humeur. Depuis plusieurs semaines, elle préparait une sortie au théâtre pour une de ses classes. Dans un établissement rural comme le nôtre, ce n’était pas une mince affaire et pour bien des jeunes des environs, qui avaient grandi dans des familles plutôt éloignées de ces formes d’expression, c’était une occasion unique en son genre. À cela s’ajoutait, bien sûr, la perspective du baccalauréat de français, pour lequel l’étude de pièces était nécessaire, ce qui faisait de l’expérience un passage important de la préparation du diplôme. Seulement voilà, la jeune professeure avait dû demander une participation aux familles afin de boucler le budget. Pas grand-chose, à peine quatre euros. Un effort minime, pensait-elle. Et pourtant, une bonne partie des parents avaient refusé. C’était trop cher, avaient-ils expliqué. Bien trop cher. Surtout pour ça…
Autour de la machine à café, l’indignation a été unanime, y compris de ma part. Comment était-il possible de trouver cela « cher » ? Évidemment, personne en salle des profs n’ignorait les difficultés économiques de nos étudiants : lorsque je m’étais présenté pour la première fois au lycée, le proviseur m’avait accueilli comme il le faisait avec tous les « nouveaux », en citant le taux de chômage sur la seule commune où se trouvait l’établissement, bien supérieur à 30 %, et sans doute plus élevé encore dans les nombreux villages du bassin scolaire. Un peu plus tôt, une collègue m’avait parlé du marché hebdomadaire sur la place du village en évoquant des scènes de Zola. Cela ne concernait certes pas tous les élèves, le milieu rural obligeant à une certaine mixité sociale, mais il était clair que, pour une partie d’entre eux, la vie était dure et l’argent rare. Mais justement, pensions-nous, cela rendait d’autant plus nécessaire que l’école permette aux jeunes d’accéder à « autre chose » et le refus des parents de nous accompagner dans cette tâche en consentant un effort minimal nous paraissait pour le moins coupable. L’un d’eux avait même dit, expliqua la collègue, qu’il n’allait quand même pas payer pour du théâtre, ce qui souleva l’ire de mes confrères.
Mais ce n’était pas seulement ce que ces parents d’élèves refusaient de faire de leur argent qui provoquait notre colère : c’était aussi, et peut-être surtout, ce qu’ils en faisaient. Inévitablement, nous en vînmes à mettre en balance ces quatre malheureux euros qu’ils refusaient pour la culture de leurs enfants et les paires de baskets de marque qui fleurissaient dans la cour de récréation, les jeux vidéo qui maintenaient nos élèves éveillés toute la nuit au détriment de leur scolarité et bien sûr les téléphones portables qui ne servaient à rien si ce n’est à perturber nos cours… Autant de dépenses infiniment plus coûteuses mais auxquelles même les parents se prétendant les plus pauvres n’hésitaient pas à consentir. Certains élèves avaient même déjà le dernier cri de l’époque en matière de technologie, des iPhone flambant neufs qu’Apple venait tout juste de lancer… et qui surclassaient largement tous ceux que nous pouvions avoir, nous enseignants.
Étaient-elles vraiment si pauvres que cela, ces familles qui faisaient des arbitrages aussi manifestement absurdes ? Et surtout comment s’étonner des difficultés scolaires si importantes que nous rencontrions dans nos classes quand les parents apprenaient à leurs enfants que le clinquant de la consommation a plus d’importance et plus de valeur que l’austérité de la culture ? Que pouvions-nous faire si les familles ne relayaient pas le goût du travail, les vertus de l’effort et la résistance à la frustration auprès de nos élèves ? Si elles n’étaient même pas capables de gérer correctement leur budget ?

Denis Colombi.
Où va l’argent des pauvres.
Payot, 2020.

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