Extraits philosophiques

Conversations

Monter chez Pierre Rabhi au hameau Montchamp, en Ardèche, c’est comme aller en pèlerinage dans un ailleurs hors du temps. Même si la route menant à la ferme où il s’est installé voici quarante ans est désormais goudronnée. De bon matin, l’agriculteur-philosophe est déjà au travail. Entre deux conférences, sous la tonnelle de son jardin, il prépare le lancement de sa fondation. Il a tout son temps, seules quelques poules viennent perturber la mélodie du conteur.
Michèle, son épouse, a préparé le thé à la menthe. Avec son charme méditerranéen, le petit homme de 74 ans aime à répéter certaines de ses phrases favorites :
« Michèle c’est la patronne, moi je suis un immigré et je travaille chez elle. »
« Rabhi c’est 52 kg tout mouillé. »
« Gandhi dit : “Changez vous-même si vous voulez que le monde change.” »
« Soyons modestes avec Socrate : “Je sais que je ne sais pas.” »
Et quand on lui explique ce qu’est une tablette numérique, il hausse les épaules d’un air cabotin et demande : « Un iPad, c’est un insecte ? »

Pierre Rabhi est un penseur important dans les milieux écolos, un guide, presque un gourou, bien qu’il s’en défende absolument. Mais pour le grand public ? Ses théories peuvent paraître ésotériques, ses choix radicaux. Le père de l’« agroécologie », cette agriculture plus bio que le bio mais sans le label, a exporté ses méthodes en Afrique depuis trente ans. En apprenant aux paysans pauvres comment se nourrir à leur faim, il les libère du même coup des « gagneurs d’argent » et de leurs engrais chimiques qui ont rendu la terre malade.
Voilà un demi-siècle qu’il a quitté la ville, cette « civilisation hors sol », pour se « désincarcérer » d’une société dont le seul horizon était le produit national brut. En voulant réduire notre dépendance à l’argent, et redéfinir la notion de progrès, il flirte avec les décroissants. Mais avec un discours très emprunté au volet « amour du prochain » du christianisme.
Pierre Rabhi, qui avait appelé en 2002 à une « insurrection des consciences », n’est pas l’homme de solutions clés en main. Il espère allumer des feux de camp pour éviter le grand incendie, inventer un autre imaginaire que celui que l’Occident a rendu dominant. Il espère que le jour où le système actuel sera réellement à bout de souffle, nous accéderons tout naturellement à la « sobriété heureuse ». Volontiers provocateur, il assume même qu’une grève des agriculteurs et une famine seraient souhaitables pour rappeler à cette humanité qui marche sur la tête quel est le sens de notre présence sur Terre et les chances de nous préserver un avenir. Une pensée politique en somme, au sens large du terme.
Cyril Dion, le jeune patron du Mouvement Colibris, qui s’apprête à proposer un programme citoyen de transformation des territoires, est venu de Paris avec nous. Cette association, née en 2007 en complément d’autres initiatives créées par les amis de Pierre Rabhi (comme Terre et Humanisme ou Les Amanins, lieux d’accueil et de démonstration), prépare la « nouvelle société » que l’agriculteur-philosophe appelle de ses vœux.
Rue89 : Quelles ont été les sources de votre engagement dans votre enfance algérienne ? Y a-t-il des moments fondateurs ?
Pierre Rabhi : Chacun de nous a sa destinée. Moi, il se trouve que je suis né dans une oasis du sud de l’Algérie, à 20 km de la frontière marocaine. Ce qu’on appelle la grande porte du Sahara. Dans ce lieu de tradition séculaire, les ancêtres étaient plutôt nomades. C’était une petite communauté musulmane toute tranquille au pied de ses palmiers.
Et voilà que l’histoire a fait que nous étions colonisés par la France. Cette colonisation a amené les Français à explorer les ressources utilisables dans notre territoire. Par malheur, ils découvrent du charbon. Cela a modifié tout notre système. On a vu des ingénieurs arriver pour exploiter ce charbon, ils ont eu recours à la main-d’œuvre locale. Donc les populations locales, qui étaient soit nomades soit sédentaires, sont devenues des salariés de la mine.
Et dans cette évolution très rapide, dans cette tourmente, se trouvait mon père, qui était forgeron. Il était aussi musicien et poète, il animait les festivités locales. Il était dans une forme de liberté. Au bout d’un moment, les clients viennent à manquer, et grâce à sa grande habileté, il devient un peu horloger, mais n’arrive pas à en vivre. Finalement, il n’a qu’une chose à faire c’est d’aller se faire embaucher comme tout le monde à la mine. Il était astucieux, capable de démonter et remonter un moteur tout seul, donc on l’a mis conducteur de locotracteurs. Ces trains acheminaient les wagons de charbon vers le Nord, Oujda, puis la France. On vous fournissait notre charbon !
Dans ce chamboulement général, les valeurs sur lesquelles mon père et sa communauté avaient vécu depuis des siècles se trouvent remises en question. Et ce père s’interroge : « L’avenir de mon fils, c’est quoi ? » Il se dit que mon avenir passe par l’instruction moderne.
Il se trouve (est-ce un hasard ?) qu’un couple de Français, un ingénieur et une institutrice qui fréquentaient mon père du temps où il était horloger, discute avec lui. Et il me confie à eux. J’ai fait l’objet d’une « transaction », en quelque sorte. Mon père leur dit : « Instruisez-le, et faites en sorte qu’il reste un bon musulman. »
Je passe de l’islam au christianisme, de la tradition à la modernité. D’autant que j’avais perdu ma mère dont je n’ai gardé aucun souvenir, aucune photo d’elle, rien du tout. Donc je me sens comme un clandestin sur cette planète.
Est-ce que le but de votre père était que vous ne reproduisiez pas son sort ?
Pierre Rabhi : Il se dit, en tout amour, que notre monde est fini, nos traditions sont foutues, qu’il faut que j’apprenne ce que les Européens connaissent. Sauf que, quand on vient d’un milieu où on ne touche pas le porc, voir les gens se régaler avec du saucisson, ce n’est pas évident. Tout comme de passer d’un l’islam où Dieu est transcendant, n’a ni engendré ni été engendré, à une religion où Dieu a eu un fils.
Ces Français vous ont adopté ?
Pierre Rabhi : Ce n’est pas une adoption officielle, c’est une prise en charge. Donc je suis allé à l’école française, j’ai appris que mes ancêtres étaient des Gaulois, grand scoop ! J’ai compris après qu’il y avait une idéologie qui devait s’imposer.
À cette époque, je deviens muet. Que voulez-vous que dise un enfant quand les adultes décident pour lui ? Je retourne encore voir mon père qui n’habite pas loin de ma famille d’adoption, mais je suis déconcerté : il y a des opinions croisées entre les deux cultures, je suis entre le marteau et l’enclume. C’est très douloureux. C’est ce qu’on appelle la bâtardisation d’un individu. Je suis composé de deux cultures, sans être ni de l’une, ni de l’autre. Nous sommes tous encombrés de notre histoire, et tant que nous ne transcendons pas nos histoires, nous ne pouvons pas aller vers une universalisation des consciences. C’est ce que dit Pierre Teilhard de Chardin [théologien, jésuite et paléontologue décédé en 1955, NDLR].
Quand mon père [adoptif, NDLR] est muté vers un poste à Oran, j’ai quinze ans et je le suis sur volonté de mon père [génétique, NDLR] qui veut que je sois instruit. Ça l’a déchiré, mais il ne pouvait pas faire autrement. Arrivé dans l’Oranais, à 700 km de chez moi (le bout du monde), je continue quelques études, difficilement, surtout pour faire plaisir à mes parents. Je fréquente mes chers philosophes en parallèle. Après le certificat d’études, je fais une année de secondaire et tout s’arrête.
Comment êtes-vous arrivé en France ?
Pierre Rabhi : J’avais lu la Bible et j’étais vraiment séduit par la personnalité de Jésus-Christ. Comme j’étais en milieu chrétien, je demande la conversion au christianisme, ce qui m’exclut automatiquement de mon milieu musulman.
Mon père était courageux : il était menacé par l’OAS [l’Organisation armée secrète, NDLR]. On dormait avec les chiens devant la porte, on avait toujours peur, l’atmosphère n’était pas facile à la maison.
Un jour, j’entends à la radio le maréchal Juin [pro-Algérie française, NDLR]. Pour moi un maréchal avait une grosse voix, je fais une remarque sur sa voix bizarre, petite voix de fausset, et mon père furieux me dit qu’il ne veut plus me voir, il devient irrationnel et irascible. Ma mère fait ce qu’elle peut pour le calmer, mais n’y arrive pas.
Je me retrouve dehors. Impossible de retourner dans ma famille initiale, et plus non plus dans ma famille d’adoption. Quand la situation algérienne s’envenime, je décide de partir en France, la « mère patrie ». J’arrive à Marseille. Je ne savais pas où aller, des Européens m’avaient donné quelques adresses, j’ai été hébergé chez les jésuites à Paris en attendant de trouver du boulot.
Je rentre dans le monde du travail par le prisme des « OS », les ouvriers spécialisés, qui, en fait, ne sont spécialisés en rien. J’observe la forme de cette organisation sociale, c’est celle de la pyramide : en haut, les gens « bien », le PDG, le DG, les cadres supérieurs et moins supérieurs… Et ça dégringolait jusqu’à nous les OS. Nous, comme dirait Fernand Raynaud [artiste comique, NDLR], on n’avait « personne à vexer », on n’avait d’autorité sur quoi que ce soit, après nous c’était fini.
Il me paraît évident que le paradigme global est fondé sur la hiérarchisation humaine, une hiérarchisation qui n’est pas fonction des qualités humaines mais de la capacité à servir le modèle.
Vous avez parlé de malheur à propos de la découverte du charbon. Vous pensez qu’une autre histoire aurait été possible ?
Pierre Rabhi : L’histoire préexistait déjà mais cela aurait pu arriver avec moins de violence. Du jour au lendemain, on apprend que nos ancêtres sont des Gaulois, de la même manière qu’on avait interdit aux paysans européens de parler leur patois. L’Europe a standardisé ses traditions et gommé son passé agraire, un grand holocauste paysan a eu lieu pendant la guerre de 1914.
Je regardais comment la modernité s’était érigée comme le paradigme supérieur et salutaire. Moi, j’étais magasinier chez Someca, pièces de rechange pour tracteurs, je constituais la commande à partir d’une liste. Je n’étais pas très heureux. Se lever, prendre le métro, pointer, reprendre le métro. Trois heures de mon temps disponible étaient consacrées uniquement à me déplacer, ça me déconcertait un peu.
En étudiant en profondeur les critiques de la modernité, des gens comme René Guénon [métaphysicien ayant théorisé dès les années 1920 la crise du monde moderne], il m’apparaît que c’est le système le plus aliénant qui soit puisqu’il confisque à l’être humain toute liberté en l’incarcérant définitivement. Sans compter que les résultats de la production collective sont concentrés entre les mains d’une minorité.
Votre analyse n’est pas très éloignée d’une analyse marxiste.
Pierre Rabhi : J’ai lu Marx, j’ai été intéressé par certains principes, sauf qu’il y avait une chose que je ne pouvais pas supporter, c’était la négation du divin.
À ce moment-là je me rends compte qu’on est dans une illusion : on fait croire au citoyen qu’il est libre, sauf qu’il est aliéné. Naïvement, je me disais que les OS qui inhalaient des peintures toxiques devaient être mieux payés que les autres, car eux donnent carrément leur santé.
Cette résonance permanente que la modernité va libérer l’être humain a fini par m’agacer. Je me suis dit : en quoi est-on libéré ? De la maternelle à l’université on est enfermé, ensuite il y a les casernes, puis tout le monde travaille dans des boîtes, des grandes boîtes, des petites boîtes, et pour s’amuser on va en boîte, on y va dans sa caisse, et tout ça en attendant la dernière boîte que je vous laisse deviner… quel plan de vie ! Je me dis : mais c’est une énorme imposture.
L’être humain est tellement manipulé qu’on lui fait prendre des vessies pour des lanternes, comme dans l’idéologie communiste, qui a su créer son propre roman. Ce système a en plus une capacité formidable à esthétiser les choses, la sémantique elle-même crée du consentement, comme dirait Noam Chomsky [linguiste et philosophe américain contemporain, NDLR]. Pendant la guerre de 1914, on avait envoyé des paysans endoctrinés, la fleur au fusil, tuer des « Boches », avec la bénédiction de l’Église, alors que l’Église a dit : « Tu ne tueras point. » Les talibans ne font pas mieux !

Il ne suffit pas de manger bio pour changer le monde : Conversations avec Pierre Rabhi.
Caillat Sophie & Haski Pierre & Cerdan Audrey
Versilio, 2012.

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