Extraits philosophiques

Peuple vieux

Préambule

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la vieillesse est en danger. Le danger dont nous parlons ne provient pas de la nature, la mort qui met fin à toute existence, qui réduit en poussière toute vie, mais de la culture, du complexe idéologique qui surplombe les sociétés occidentales. Deux lignes de force dominent cet écheveau idéologique: le jeunisme et l’utilitarisme économique. La vieillesse est en danger de mort. Elle est en danger de gérontocide.

Nietzsche s’est trompé d’inquiétude: notre monde n’est pas devenu celui dont il craignait l’apparition, le pesant monde des enfants aux cheveux gris, mais le contraire, celui, oublieux et euphorique, écervelé et festif, des vieux au visage poupin. Selon l’auteur du Zarathoustra, « la culture historique est en effet une manière de naître avec les cheveux gris, et ceux qui portent ce signe dès l’enfance en viennent nécessairement à croire en la vieillesse de l’humanité ». La culture historique est justement ce que l’école se refuse désormais à transmettre, favorisant la pétrification des vestiges du passé en patrimoine mort destiné aux visites touristiques.

Ainsi, notre monde n’est pas celui dont Nietzsche redoutait l’émergence, celui de la jeunesse écrasée par la mémoire, par la culture historique, paralysée par les traditions, de la jeunesse à l’âme grisonnante, mais au contraire celui de la maturité et de la vieillesse nées de la dernière pluie, singeant la jeunesse. Lautre vieillesse, celle qui ne parvient plus à singer la jeunesse, subit, pour l’empêcher de ternir le tableau d’une société juvénile, un triste sort: l’occultation, l’assignation à résidence dans l’ombre. La matière de ce livre tient dans l’approche de cette condition nouvelle faite à la vieillesse, et l’exposition des dangers qu’elle porte en germe, dont nous voudrions bien contribuer à faire mourir le grain.

Le peuple aux cheveux gris

Tout se passe comme si la vieillesse était un peuple. Un peuple indigène du temps. Un peuple dont le temps est la patrie. Un peuple-racine aussi, dont sont issus tous les peuples vivant dans la cité. Un peuple qui a ses maisons de retraite, ses agences de voyages, ses journaux, ses chaînes de radio et de télévision, bref, un peuple qui est traité comme une minorité culturelle, un résidu folklorique, un patrimoine que l’on revisite à heure donnée. Un peuple que l’on ne peut plus voir. Que l’on ne veut plus regarder. Dont on se contente de savoir qu’il existe. Un peuple que l’on remise dans les replis secrets de la société avant de pouvoir le remiser dans les cimetières. La tombe et le cercueil sont l’essence des maisons de retraite, leur nature profonde. Pourquoi? Proposons une première réponse, avant dix autres: parce que la vieillesse est la porte ouverte sur la mort, parce que le peuple des vieux est courtisé par l’au-delà dont les maisons de retraite sont la salle d’attente.

Nous vivons dans un avant-guerre inaperçue, inimaginable. Toute époque, nous rétorquera-t-on avec vérité, est un avant-guerre. Cependant, d’une façon générale, l’ennemi est connu, ou bien imaginé. Relisons Notre Jeunesse de Péguy, ce chef-d’ œuvre du premier entre-deux-guerres, qui s’étala de 1871 à 1914. L’ennemi s’y dévoile, la Prusse, l’Allemagne; les choses sont claires. L’avant-guerre que nous évoquons ici est d’une autre nature, car loin de précéder le combat contre d’autres peuples, il semble précéder l’élimination d’un peuple. Non d’un peuple exogène, ethnique, mais endogène, homogène à ses futurs ennemis, non d’un peuple extérieur, mais intérieur. Il y eut dans la seule histoire de France de pareilles éliminations. La croisade contre les Albigeois ou bien l’extermination des Vendéens en donnent deux attristants exemples. Un avant-guerre? Oui, il se développe dans notre pays un climat d’avant-guerre. Il suffit d’écouter les discours autorisés, de lire les journaux pour s’en rendre compte: tous disent que les vieux sont un poids – un poids mort dont le tort est d’être encore vivants. Tous proclament qu’ils coûtent, que leur vie s’allonge démesurément, que le grand âge déséquilibre les budgets sociaux et la retraite celui de la nation. Avant-guerre? Le temps en a le parfum, mais « avant», est-ce le juste mot? Cette guerre n’est-elle pas plutôt déjà commencée?

Il existe un peuple des enfants, a écrit Alain, dans un temps où les enfants pullulaient encore, remplissaient de leur nombre tout recensement. Dans un temps où, à l’inverse du nôtre, la pyramide des âges leur était favorable. Où ils étaient infiniment plus nombreux que les vieillards.

Ce peuple existait dans un temps où on n’emprisonnait pas les enfants dans des « activités», où on ne les isolait pas les uns des autres au moyen de ces activités. Un temps où leur rassemblement pouvait constituer un peuple – un peuple, dit le philosophe, qui « est à lui-même son propre dieu)). Ainsi le propos d’Alain passera pour beaucoup moins pertinent aujourd’hui. Les activités périscolaires ont été inventées pour empêcher qu’un peuple-enfant ne prenne forme, pour permettre l’irruption de l’enfant-roi (quoique roi d’aucun peuple, sinon de ses malheureux parents) et consommateur. Dans notre temps où les vieux abondent, nous pouvons dire: il existe un peuple des vieux. Un peuple-vieillard. Un peuple de l’automne de la vie. Un peuple aux cheveux gris. Les vieux forment un peuple parqué. Un peuple parqué parce que gênant, parqué pour qu’il devienne invisible, un peuple à effacer, au fond un peuple destiné à l’élimination. Un peuple dont la présence offense l’idéologie et les valeurs dominantes. Un peuple dont l’anachronisme est la définition. Un peuple dont la place est confinée dans les albums photos des familles et nulle part ailleurs. Un peuple dont le logement n’est plus autre part que dans le souvenir de ceux qui pensent à lui.

Robert Redeker.
Bien heureuse vieillesse.
Éditions du Rocher, 2015.

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