Extraits philosophiques

Numériques

Los Altos est l’un des lieux les plus riches de la Californie. Dans cette ville résidentielle aux larges allées plantées de séquoias et d’abricotiers, que surplombe le siège de Google sur Mountain View, fonctionne une école non connectée. Les trois quarts des élèves ont des parents qui travaillent chez HewlettPackard, Apple, Yahoo et Google. Au cœur de la Silicon Valley, dans le fief des big data, les enfants scolarisés à la Waldorf School of the Penin sula n’ont pas le droit de toucher un écran de smartphone, d’iPad ou d’ordinateur avant la classe de quatrième. Les têtes pensantes du numérique prennent soin de protéger leur progéniture du monde qu’ils préparent pour les enfants des autres. Prenez Evan Williams, le cofondateur de Twitter, plutôt que d’offrir un iPad à ses enfants, il leur achète des centaines de vrais livres. Chez Steve Jobs, le créateur d’Apple, lors du repas familial du soir, l’iPhone ou l’iPad étaient strictement interdits. « Chaque soir, Steve tenait à ce que toute la famille dîne à la grande table de la cuisine pour parler de livres, d’histoire et de toutes sortes de choses. Personne ne sortait jamais son iPad ou son ordinateur. Les enfants n’avaient pas l’air du tout d’être dépendants de ces appareils », a confié au New York Times le biographe du patron d’Apple!. Récemment, des pédopsychiatres, pédiatres, psychologues, enseignants et orthophonistes se sont fendus d’une tribune commune dans la presse pour demander d’« éloigner les enfants» des tablettes. En comparant les bambins connectés avec d’autres moins exposés, ils expliquent avoir relevé une série de conséquences néfastes. Lorsqu’elle devient le principal outil de stimulation, la tablette «augmente les troubles de l’attention », « retarde l’émergence du langage, «entrave la construction du principe de causalité et des premières notions de temps », « altère le développement de la motricité fine et globale », et « nuit à une socialisation adaptée », énumèrent-ils. Les études scientifiques montrent que l’exposition massive aux écrans génère des incidences négatives majeures sur le développement des fonctions cognitives, confirme Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences à l’Inserm, notre Institut national de la santé et de la recherche médicale.

L’inquiétude des chercheurs n’a pas empêché Steve Jobs, soucieux d’étendre toujours plus le pouvoir d’Apple, de donner pour consigne à ses équipes marketing, peu de temps avant sa mort, de faire pression sur les écoles primaires pour ‘que les élèves aient des iPad afin d’apprendre à lire dessus, sans passer par des livres papier. Objectif: utiliser l’école comme tête de pont pour ses produits et faire des élèves de futurs acheteurs en les familiarisant le plus tôt possible à l’outil. Pour s’imposer dans les établissements scolaires, face aux autres constructeurs de tablettes, Apple a d’ailleurs assoupli ses sacra-saintes règles d’utilisation qui exigent de rentrer son identifiant chaque fois que l’on souhaite ajouter du contenu dans son iPad. Le marché du livre numérique est un fantastique filon parce que, après avoir vendu la tablette, il est encore possible d’engranger de l’argent. Avec 170 millions d’iPad déjà écoulés dans le monde, la firme s’assure une coquette rente puisqu’elle prélève sa dîme sur chaque ouvrage téléchargé. En prime, le temps de lecture est monétisable. Les ebooks sont en effet truffés de logiciels espions qui scrutent vos habitudes de lecture. C’est ainsi que, en décembre 2014, le fabricant de la tablette Kobo, l’un des leaders mondiaux du secteur, partenaire en France de la Fnac, annonçait, après avoir mouliné sa base de données de 21 millions d’utilisateurs, que seuls 7,3 % des lecteurs qui avaient acheté le dernier Zemmour l’avaient lu jusqu’au bout et qu’un tiers de ceux qui avaient téléchargé le livre de Valérie Trierweiler en version numérique s’étaient arrêtés avant la fin. Dans le choix des livres et la manière de les lire, les big data récupèrent de précieux renseignements, ensuite revendus aux éditeurs et aux annonceurs qui cherchent à mieux cibler les consommateurs. En France, les deux principaux sites de téléchargement illimité de livres numériques se financent grâce à la collecte de ces données de lecture. YouBoox, par exemple, propose aux éditeurs un site dédié sur lequel ils ont accès au profil de leurs lecteurs.

Avec l’ebook, il ne s’agit pas seulement de dématérialiser un livre, mais de « l’augmenter », de « l’enrichir », de le rendre «dynamique» par de multiples liens hypertextes, autant de passerelles vers le réseau qui vont perturber la lecture avec des sons, des vidéos, des notes en tout genre. Les big data suivent un objectif: allonger le temps de connexion, ce moment « fructifiable ». Le lecteur plongé dans son livre papier est inatteignable, n’étant pas raccordé au réseau, il ne fournit aucune donnée, ne présente aucun intérêt marchand. « La dernière chose que souhaitent les entrepreneurs du Net est d’encourager la lecture lente, oisive, ou concentrée. Il est de leur intérêt économique d’encourager la distraction », dénonce l’essayiste américain Nicholas Carr, auteur de Internet rend-il bête ?1. Le lecteur numérique est le prolongement de l’individu hyperconnecté qui, comme une abeille devenue folle, se livre à un butinage compulsif, sautant constamment d’un sujet à un autre. La pensée s’émiette, la réflexion se fait par spasmes. «Ce passage incessant d’une connexion mentale à sa déconnexion, la superposition constante de registres multiples et hétérogènes, la dépendance perpétuelle aux écrans, messages, sollicitations de toutes natures risquent de modifier en profondeur les manières de penser, mais aussi de ressentir », prévient le philosophe Roger-Pol Droit1.

On a récemment découvert que la lecture d’un ebook n’active pas dans notre cerveau les mêmes zones que celles d’un livre papier. Preuve que l’ebook agit en profondeur sur la structure même de notre pensée. Son lecteur est moins réceptif au message et sa compréhension s’en ressent. Des chercheurs de l’Université d’Alberta se sont livrés à une expérience édifiante. Ils ont fait lire à deux groupes de cobayes une même nouvelle. Résultat: 75 % de ceux qui avaient eu droit à un texte enrichi ont indiqué avoir eu des difficultés à suivre l’histoire, contre 10 % pour les autres. Patricia Greenfield, professeur de psychologie de l’Université de Californie, experte du développement de l’enfant, assure que l’usage croissant d’Internet aurait « fragilisé notre capacité à acquérir des connaissances profondes, à mener des analyses inductives, à produire de l’esprit critique, de l’imagination, et de la réflexion ». Elle n’est pas la seule scientifique à s’inquiéter. « L’explosion actuelle de la technologie numérique non seulement change notre façon de vivre et de communiquer, mais elle altère notre cerveau rapidement et profondément », alerte Gary Small, professeur de psychiatrie à l’Université de Californie. Jamais une technologie n’avait provoqué en un temps si court un tel bouleversement de nos schémas de perception.

Pour le plus grand bonheur des big data, le cerveau humain, avide de stimuli, est une proie facile. Au paléolithique, la dispersion était une condition de survie. L’attention diffuse, à 360 degrés, permettait de détecter dans les bruits de fond le signal d’un danger et de l’anticiper. L’esprit en veille flottante captait comme autant d’alertes le moindre bruit, une nouvelle odeur ou un mouvement suspect. Rester trop longtemps concentré sur un unique objet d’attention pouvait se révéler mortel. Une expérience célèbre, dite « du Gorille invisible », montre à quel point, lorsque le cerveau se focalise sur une tâche unique, il fait abstraction de tout le reste. Dans cette étude, les scientifiques font visionner la vidéo d’un match de basket en demandant à l’auditoire de compter avec précision le nombre de passes entre les joueurs habillés en blanc. La moitié des participants enrôlés dans le test ne repèrent pas le joueur déguisé en gorille qui traverse le terrain de jeu en se frappant le torse.

Sans cesse diverti par les sollicitations numériques, notre cerveau en redemande. Comme l’industrie agroalimentaire a su jouer avec notre appétence naturelle envers le gras, le sucre et le sel pour nous faire remplir plus que de raison nos Caddies, les firmes du numérique utilisent le goût de notre cerveau pour le picorage effréné de l’info. Le flot continu d’alertes sur le téléphone portable provoque un stimulus artificiel qui induit une perte de contrôle, une formle d’hypnose numérique. Notre attention, captée par une foule de choses souvent insignifiantes, ne parvient plus à se fixer, elle s’éparpille comme les pièces d’un puzzle.

Nous perdons notre capacité à nous concentrer, à réfléchir. «Nous ne reviendrons pas en arrière, nous ne reviendrons pas à un temps pré-numérique. Mais nous ne devrions pas accepter une embardée vers l’avant sans comprendre ce que le « répertoire cognitif » de notre espèce risque de perdre ou de gagner, s’inquiète Maryanne Wolf, psychologue du développement à l’Université Tufts dans le Massachusetts. Peu à peu, la lecture en profondeur s’efface. Relire Proust ou Tolstoï devient une lutte contre soi-même et un exercice douloureux pour notre cerveau habitué à papillonner. Pourtant, «hors des réseaux et des flux incessants d’informations, des sollicitations, le livre est peut-être l’un des derniers lieux de résistance, affirme Cédric Biagini, auteur de L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, la critique la plus aboutie sur le monde que nous préparent les big data. «Plus que jamais, le livre papier, dans sa linéarité et sa finitude, constitue un espace silencieux qui met en échec le culte de la vitesse, permet de maintenir une cohérence au milieu du chaos », explique l’essayiste. On ne fouille plus la profondeur des mots, on reste en surface, on ricoche dessus. Le Web est devenu une machine à simplifier le réel, jusqu’au langage luimême. Tweeter, qui signifie haut-parleur, en est le symptôme le plus spectaculaire avec une compression de la pensée en 140 caractères maximum. Aujourd’hui, au sortir du primaire, certains élèves, hyper-connectés pour la plupart, se débattent avec 500 mots de vocabulaire. En contribuant à l’appauvrissement du langage, les marionnettistes du big data réduisent la diversité sémantique, simplifient et standardisent notre vision du monde. Par un étouffement de l’esprit critique, ils s’immunisent, par la même occasion, contre une remise en cause du système.

L’école, qui aurait pu être un espace de réflexion déconnecté, un lieu de résistance où l’on ensemence l’esprit critique, accompagne le mouvement. Najat Vallaud-Belkacem a foncé tête baissée avec son plan «Tablette pour une éducation digitale» qui a prévu, pour commencer, d’équiper toutes les classes de cinquième. Un milliard d’euros sur trois ans va être consacré à ce grand bond en avant numérique, avec l’objectif que la France «puisse être leader dans l’e-éducation ». Le corps enseignant a peu protesté, espérant pouvoir capter de nouveau l’attention des élèves qui, shootés par des décharges d’excitation émotionnelles, ne supportent plus le temps long de l’école, pourtant indispensable à l’apprentissage. Comme le rappelle le philosophe Éric Sadin, il est vital que l’enseignement favorise «une salutaire forme d’écart », justement ce qu’offre le livre imprimé. «Objet physiquement clos à lui-même mais ouvert à toutes les expériences de la connaissance et de l’imaginaire. Il s’expose au regard dans une altérité située à distance qui appelle la concentration, indispensable à la réflexion et à la maturation du savoir. » Et l’auteur de La Vie algorithmique] de regretter: «Le pouvoir politique subit une pression croissante exercée par le lobbying numérico-industriel. » La prochaine étape est celle du maître électronique. L’école traditionnelle est désormais concurrencée par les Moocs, pour Massive Open Online Courses. Ces cours magistraux en ligne qui rassemblent simultanément plusieurs millions d’élèves dématérialisent le professeur. L’humain, source de créativité et de confrontation intellectuelle, est ainsi remplacé par un gavage et un contrôle automatisé des connaissances. L’école ne forme plus des citoyens mais des individus optimisés pour l’économie numérique, dans le meilleur des cas des consommateurs critiques.

«Enfermer l’humanité dans l’univers utilitaire et manipulable de la quantité », pour reprendre l’expression de l ‘historien et professeur au Collège de France Marc Fumaroli, tel est le dessein des big data. Un monde noyé dans un temps immédiat, succession de moments dévolus à la consommation. L’homme n’a jamais cessé d’avoir des expériences différentes du temps, mais ce présent dans lequel nous vivons est vraiment différent. C’est ce que Constate l’historien François Hartog, l’un des meilleurs spécialistes de l’Antiquité grecque, qui a inventé l’expression de «présentisme ». Parce que c’est «un présent qui veut être son propre horizon, qui se veut autosuffisant. Dans un sens, ce présent comporte à la fois tout le passé et tout le futur dont il a besoin. Il a aussi cette caractéristique d’être une espèce de présent éternel, disons plutôt perpétuel».

Dans cet emprisonnement temporel, le seul horizon, c’est l’instant. Autant dire le rien. Ce que Nietzsche résumait d’une formule: « L’instant: il était là, et hop, le voilà parti; un néant le précède, un néant lui succède. » C’est la disparition du temps linéaire. Sur le Web, il n’existe d’ailleurs ni début ni fin. Les big data ont fait un sort à Hérodote, l’inventeur de l’Histoire. Celui qui composa, il y a deux mille cinq cents ans, le premier récit historique de l’humanité ne voulait pas seulement décrire les événements, mais, comme le souligne Roger-Pol Droit, « remonter le fil de ce qui a produit ce résultat que chacun a sous les yeux ». Hérodote aura inoculé dans la culture occidentale l’idée de continuité, la conscience que nous faisons partie d’une même chaîne, dépositaires de ceux qui nous ont précédés, et responsables de ceux qui suivront. La disparition du sentiment de solidarité envers les générations futures risque de coûter cher à l’espèce humaine face aux bouleversements climatiques.

En effaçant la chronologie, en gommant les repères historiques, on induit un état de confusion, une incapacité à hiérarchiser les événements. Privé de la profondeur du temps, chacun vit dans un monde aplati où tout est au même niveau, où tout se vaut. Et ce n’est pas l’école qui va administrer l’antidote, puisque l’on y a progressivement troqué l’enseignement chronologique de l ‘Histoire contre une présentation thématique. Non seulement l’Histoire ne compte plus, mais c’est l’idée même du récit qui se disloque. Les big data ont aussi tué Homère. Avec l’Iliade et l’Odyssée, le poète grec a forgé le récit fondateur de la civilisation occidentale. Un texte monde qui avait vocation d’apprentissage pour former des citoyens, construire l’individu et la communauté. Une école de vie. Dans l’espace infini et flottant de la Toile, la flèche de Cronos n’a pas de sens. Le récit ne se déroule pas, il se picore avec une frénésie impatiente.

L’homme est déboussolé, dans le temps mais aussi dans l’espace. Lorsque l’on envoie un mail, on ne se soucie pas de savoir où est l’autre, ce qui compte, c’est qu’il soit joignable. Désormais, c’est le GPS de notre téléphone ou de notre voiture qui nous dit où on est, où on va et comment nous y rendre. Chaque mois, 1 milliard d’humains se fient à Google Maps pour s’orienter. Qui n’a pas fait l’expérience au moins une fois de se laisser machinalement guider par son GPS et, arrivé à destination, d’être incapable de situer précisément l’endroit sur une carte? Nous avons délégué aux big data le soin de nous guider, de nous diriger.
À force de sous-traiter certaines tâches, notre cerveau désapprend. C’est aussi vrai pour notre mémoire, de plus en plus externalisée, que pour le sens de l’orientation. Le cerveau des chauffeurs de taxi londoniens, qui ont l’obligation de connaître par cœur le plan de la ville avec le nom de toutes les rues, affiche à l’IRM, comme l’a montré une étude célèbre, une hypertrophie de l ‘hippocampe, la zone où se forment les souvenirs et qui pilote aussi le sens de l’orientation. Notre usage immodéré des aides à la navigation va donc modifier physiquement nos circuits cérébraux. Avec l’obsolescence programmée des cartes, c’est l’héritage des premiers géographes, Ératosthène et Ptolémée, qui disparaît. Pendant des millénaires, la cartographie et la chronologie nous ont aidés à structurer notre pensée. Privés de cette lampe torche, nous aurons de plus en plus de mal à saisir le monde qui nous entoure.

Si nous ne savons plus où nous sommes, nous ne pouvons plus savoir où nous allons. Peu importe, les big data la savent à notre place. Notre système nerveux est 4 millions de fois moins rapide que les réseaux numériques. Comme le dit Larry Page, cofondateur de Google: «Le cerveau humain est un ordinateur obsolète qui a besoin d’un processeur plus rapide et d’une mémoire plus étendue. »

Marc Dugain.
Christophe Labbé.
L’homme nu.
Pocket, 2017.

 

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